[Chasse] Ce chevreuil, il est pour moi ! - Prio Pandore

L’odeur musquée d’un troupeau de cervidés. Si alléchante. Les ruminants mâchonnaient tranquillement leurs brins d’herbe, loin de se douter du danger qui rôdait. Dans un buisson, caché à leur vue et contre le vent était tapi Yingzi. Le loup noir les observait depuis un moment déjà. Immobile, le museau pointé dans leur direction, le regard cherchant la proie la plus faible, tous les sens en alerte. Il jetait régulièrement des regards dans les alentours. Il ne fallait pas qu’un autre loup se promène par ici. Il devait faire vite et bien. Lui-même était en danger ici, sur ce territoire appartenant à d’autre. Mais il n’avait pas le choix, il lui fallait une proie.

Son choix s’était arrêté sur un vieux boiteux. C’est ce qui lui semblait le plus judicieux. Les jeunes étaient plus faciles à rattraper, à emmener, mais la menace de leur mère planait toujours autour d’eux. Si leur instinct maternel était développé, elles pouvaient parfois se jeter sur le loup pour le repousser, aussi cela était-il trop dangereux. Un vieux qui avait déjà du mal à marcher, ça, c’était parfait.

Prenant soin de rester contre le vent, à l’abri des buissons et des arbres, il se rapprocha le plus près possible de la proie qu’il avait sélectionnée. Il inspira profondément, humant avec délice cette odeur si appétissante. Puis il s’élança.

A l'affût, le troupeau se mit aussitôt en branle. C'était la débandade : les chevreuils couraient dans toutes les directions, tentant de fuir leur prédateur surgit de nulle part. Puis au fur et à mesure, leur course prit la même direction et leur troupeau se recomposa tant bien que mal.

Pendant ce temps, le loup noir poursuivait la proie qu'il avait sélectionné. Mais c'était plus compliqué qu'il ne l'avait prévu... Il ne connaissait pas cet endroit et il le payait. Le sol était mou et il se retrouva à maintes reprises à glisser dans les cours d'eau. Il tint bon, mais ce ne fut pas suffisant : le vieillard boiteux rejoignit sa meute et disparut dans la sombre forêt.

Yingzi, le corps à moitié dans l'eau, regarda avec amertume l'endroit où le troupeau s'était enfuit. Perdu. Il avait perdu face à un vieux chevreuil boiteux. La chance l'accompagnait toujours autant, sur cette île... Il sortit de l'eau, s'ébroua en pestant. Et maintenant ? Il allait bien falloir qu'il chope une proie, s'il tenait à éviter la colère de ce foutu renégat.

« Fichtre... »

Un craquement retentit. Il venait des buissons. Sans perdre une minute, le loup noir bondit par-dessus pour en découvrir l’origine. Si c’était un autre loup, autant détaler tout de suite. Il ne tenait pas à avoir de problèmes avec la meute – après tout, c’était leur territoire. Ils avaient le droit de le chasser. Mais peut-être l’un des chevreuils s’était échoué dans le buisson en fuyant ? Quelle aubaine.

Yingzi avait agi rapidement – pas le temps de tergiverser. Et tandis qu’il retombait sur ses pattes de l’autre côté du buisson, il se retrouva nez à nez avec… Avec… Qu’est-ce que c’est ? Un animal étrange. C’était un loup ? Non, ce n’était pas un loup. Pourtant, la ressemblance était frappante. L’odeur aussi était semblable. Mais cette chose, là, n’était pas un loup.

C’était une bestiole que Yingzi n’avait jamais rencontrée auparavant. Corps tout fin. Fourrure rousse. Courte sur patte. Grandes oreilles. Une vague odeur indescriptible. Ce n’était pas la même que celle qui hantait ces terres, donc cet animal ne devait pas avoir d’affiliation avec la meute. C’était déjà rassurant.

Malgré tout, aux yeux du loup noir, cet animal était si… étrange. Est-ce que ce genre de bestiole aussi se retrouvait sur cette île sans raison ? Ou peut-être était-ce des habitants de l’île. Mais, étaient-ils nombreux ? Cela faisait trop peu de temps que le loup était arrivé ici. Moins d’une semaine, à vrai dire. Il n’avait pas encore pu appréhender tous les mystères que recelait cet endroit…

Intrigué, Yingzi restait statique. Il fixait l’animal inconnu, en proie à de multiples interrogations et débats intérieurs. Néanmoins, il demeurait aux aguets, sentant toujours planer la menace de ces terres étrangères dans l’air. Mais pour l’instant, il ne semblait pas y avoir d’autres individus dans les parages. Les chamois étaient partis, le silence pesait sur la plaine. Après avoir jeté un œil aux alentours et humé l'air ambiant, le loup reporta son attention sur l’inconnue. Il restait également sur ses gardes quant aux réactions que celle-ci pouvait avoir : il ne connaissait pas cet animal, ni ses moeurs, et il s'attendait donc à tout.

Le loup noir, curieux, osa alors prendre la parole. Son ton était interrogatif et étonné ; Il voulait voir si la bête pouvait s’exprimer, comme lui. Par le langage, ou par des mimiques corporelles. Il se sentit un peu idiot, d’hésiter ainsi. Mais c’était pour lui une situation inédite.

« Bonjour… ? »

Eh merde.

Voilà. Tout ce que redoutait Yingzi était en train de se réaliser. Il s’était fait repérer. Et on entendait encore, au loin, la course effrénée du troupeau qu’il avait fait fuir. Il ne pourrait pas nier son implication. Pas de chance.

Pourtant, il était resté sur ses gardes. Mais sûrement pas assez : il les avait entendu trop tard. Digne châtiment pour s’être tant préoccupé de l’inconnue au pelage roux. Alors même qu’elle l’avait envoyé paître avec des paroles justes, il s’était dit que dévisager ainsi quelqu’un était idiot. Puis il s’était senti bien sot d’avoir réagi ainsi. Personne n’apprécierait être observé comme une bête de foire. C’était fortement impoli, en plus. Il se l’était reproché.

Puis il avait entendu les autres loups arriver, tandis que l’étrangère l’avait réprimandé, à moitié énervée. Comme s’il ne se doutait pas que chasser sur un territoire qui n’était pas le sien était dangereux ! Lui aussi avait vécu en meute, avant. Lui aussi avait déjà châtié des intrus. Il le savait, tout ça. Alors se faire rappeler à l’ordre ainsi, alors qu’elle non plus n’avait pas sa place ici, ne lui plaisait pas réellement. Il le lui fit comprendre, grondant en réponse.

Et les deux loups s’étaient montrés. Celui qui était derrière eux semblait plutôt jeune, moins menaçant. Mais la louve qui se trouvait devant eux était furieuse et imposante. A son odeur et à sa posture, Yingzi comprit rapidement à qui il avait affaire.

Chouette. Bonne pioche.

Décidément, la chance l’accompagnait toujours. Le loup noir pestait intérieurement. Mais il ne laissait rien paraître de sa colère intérieure. Sa tête était relevée, sa posture assurée et imposante, mais non dominante. Il ne cherchait pas à avoir l’air belliqueux : il montrait plutôt qu’il savait se défendre et que s’il le fallait, il le ferait. Son poil n’était nullement relevé et ses oreilles étaient droites.

Dans sa tête défilaient des centaines de mots, de phrases, d’idées. Il cherchait que répondre à la louve imposante qui se tenait devant eux. Il ne savait pas sur quel terrain jouer. Il pouvait jouer sur son arrivée fraîche en ces terres, mais cela ne lui plaisait pas. Il pouvait jouer la carte de la franchise, mais ses problèmes personnels quant à sa nécessité de chasser n’était que foutaises pour une meute qui lui était inconnue. Et mentir était… inutile.

Autant jouer la carte de la surprise.

« Je suis désolé, dit-il à l’intention de la louve. Mais... ».

Puis, sans crier gare, il se retourna et poussa sur ses pattes arrières, faisant un bond vers le jeune loup, plus abordable que la femelle. Claquant des mâchoires et grondant, il espéra paraître suffisamment imposant pour que le loup marque un temps d’hésitation avant de réagir. Il lança tout son poids dans celui de son adversaire, espérant simplement le déstabiliser et le bousculer, avant de détaler à toutes pattes loin d’ici. Loin, loin, loin.

Avant qu’il ne puisse atteindre l’autre loup, un poids lourd s’abattit sur la croupe de Yingzi. Celui-ci se sentit tomber à terre et, emporté par son élan et les coups de pattes qu’il donnait par réflexe pour se dégager, il se sentit rouler-bouler sur un bon mètre avant de finir dans la rivière.

Il ne comprit pas réellement ce qui lui arrivait. L’eau rentra dans ses narines, sa gorge, ses poumons hurlèrent l’espace de quelques instants. Tout se déroulait très vite. Il paniquait et se débattait contre cet ennemi invisible qui lui piquait les yeux. Il retrouva la berge et s’y hissa par réflexe. Haletant, la respiration saccadée et sifflante, difficile, le loup noir ne fit pas attention aux haut-le-cœur qui lui déformait la gueule, à la brûlure qu’avait causée l’eau en traversant sa cavité nasale, aux tremblements de ses membres fatigués.

Yingzi n’attendit pas une minute et sitôt sur la berge, s’élança dans une impulsion pour reprendre la fuite, comme il avait cru l’entendre de la part du coyote. Il ne voyait rien. Rien que des choses floues. Ses yeux le piquaient, l’obligeant à ne cesser de cligner des yeux. Il ne savait même pas où il allait. Il aurait très bien pu foncer droit dans un arbre, il ne s’en rendrait pas compte avant l’impact. Il sentait ses pattes qui frappaient avec force le sol, qui le propulsaient toujours plus avant. Il s’enfuyait à corps perdu, n’ayant aucune idée de ce qui l’entourait. L’eau avait bouché ses oreilles, il entendait en sourdine. Les autres le suivaient-ils ? Ils n’allaient pas laisser un intrus s’enfuir, surtout avec la réaction qu’avait eue ledit intrus. Il avait senti, lorsque la louve lui avait sauté dessus, la force que cachaient ses muscles. Et le mâle, qui avait gonflé son poil d’un air assuré, était peut-être également très puissant.

S’ils le rattrapaient… Le loup noir serait mal.

Mais peut-être étaient-ils déjà derrière lui. Tout ceci s’était passé trop rapidement.

Choc brutal et violent.

Yingzi ne l’avait pas vu arriver. Il galopait toujours lorsque, soudainement, quelque chose était entré en collision avec lui. La brutalité de l’impact lui avait coupé le souffle et l’avait sonné. Ses oreilles sifflaient, il avait l’impression que tout se déroulait au ralenti et, en même temps, beaucoup trop vite. Il heurta le sol et glissa, sans comprendre. Ses sensations lui revinrent tandis qu’il roulait sur la terre. Il respirait avec difficulté et haletait. Son souffle était trop faible après le coup violent qu’il avait reçu.

Il avait reprit ses esprits depuis trop peu de temps lorsque la puissante mâchoire de la femelle se referma sur son flanc. Il retint un glapissement et parvint à grogner tandis qu’il reprenait son souffle, haletant. Il essaya de se débattre, mais sentait la mâchoire de fer de la louve, qui semblait ne pas vouloir lâcher. Dans un ultime effort, il prit appui au sol avec ses pattes pour se retourner brusquement et la surprendre. Il réussit à se dégager, se recula de quelques pas en ignorant la douleur lancinait qui envahissait ses flancs et, tête et queue basses et oreilles en arrières, les pattes fléchies, il admit sa défaite.

« C’est bon, arr-êtons ça. Je su-is désolé. »

Il peinait à reprendre son souffle. Ses halètements brisaient sa voix peu assurée, et il détesta cette preuve de faiblesse. Mais cette louve était beaucoup plus puissante que lui. Elle n’avait pas usurpé son titre.

Il espérait qu’elle accepte ses excuses. Mais rien n’était moins sûr.

« Je n’ai pas touché un poil de ces proies. Je connais mon erreur, ça ne se reproduira plus. »

Dans l’état où il se trouvait, il craignait qu’elle ne tente de le punir malgré ses promesses. Peut-être n’étaient-ce que des belles paroles, pour elle. Et qui pourrait lui empêcher de faire la loi sur son territoire ?

Par sa posture, le loup noir indiquait bien qu’il se soumettait à elle. Malgré tout, il sentait ses muscles tendu et demeurait sur le qui-vive, prêt à tenter d’esquiver tout coup de crocs. Il en avait déjà trop eu.

Et il avait affreusement mal. Maintenant qu’il avait reprit son souffle, son visage était impassible quant à la souffrance qui l’habitait. Mais il ne la dissimulait pas parfaitement ; Qui s’attardait sur son faciès pouvait mettre en relation son état et ce léger retroussement du museau.

En même temps, il ne pouvait en vouloir qu'à lui-même.

Elle le laissait partir ! Le soulagement envahit Yingzi. Mais peu longtemps. Il n’était plus le bienvenu en ces terres. Et cela était une terrible perte… Se mettre une meute à dos n’était jamais bon.

Le loup noir recula. Il ne reviendrait pas de sitôt ici. Ce serait trop dangereux.

La louve fit mine de bondir sur lui. Il fit lui-même un bond en arrière pour l’esquive, grimaçant lorsque sa blessure douloureuse lui fit comprendre qu’il devait se tenir tranquille. Il fit demi-tour et partit aussitôt, sans demander son reste, à une allure réduite pour épargner la trace ensanglantée des crocs de l’Aslpha d’Iselwyn sur son flanc.

« Tu es idiot, Yingzi, se sermonna le loup noir entre ses crocs tandis qu’il fuyait loin de ces terres qu’il n’avait pas encore eu le temps d’explorer, et qu’il n’explorerait pas avant un long moment. Tu es idiot. La prochaine fois, fais plus attention, fichtre. Ou il n’y aura plus de prochaine fois. »

S’en vouloir était la seule chose qu’il puisse faire. Les regrets ne changeraient pas les faits, mais il avait besoin de passer sa colère sur quelqu’un… En l’absence de meute et d’oméga, il était lui-même tout désigné pour ce rôle.

Pestant contre lui-même, il disparut rapidement d’Iselwyn.

Out