Ce ne peut pas être réel - Selene.

Ce ne peut pas être réel.

Tout s'est passé trop vite. Pomme a bien du mal à croire qu'il est sur les terres d'une meute inconnue, prêt à s'intégrer dans celle-ci. Comment tout a-t-il pu être bouleversé à ce point ? Hier encore, il était avec les siens. Certes, il y a eu la chasse au loup, mais au début de la journée, ils étaient tous réunis. Le grand loup gris ne comprend décidément pas. Eira, la louve qu'il a croisée à la Percée de Gethin, et qui lui a expliqué, montré, ce qu'était ce lieu si étrange - nommé Sarkan - était plutôt aimable ; elle lui a d'ailleurs indiqué comment contacter l'alpha de la tribu Kohinoor, mais Pomme ne se sent pas rassuré pour autant. Il n'est pas certain que tout ce qui lui tombe dessus soit réel. Enfin, rien n'a de sens ! Comment a-t-il pu débarquer si près de la mer alors que la veille, il était dans un endroit montagneux ? Comment a-t-il pu être ainsi séparé des siens pour devoir immédiatement opter pour une autre vie, dans une autre meute ? Pomme ne sait pas, et ne pas savoir l'inquiète. Tandis qu'il marche d'un pas mal assuré dans les territoires du Kohinoor, il sent l'angoisse s'accrocher à lui.

Pomme passe en revue de nombreuses hypothèses expliquant sa folle arrivée ici. Les hommes ? Le petit bois où il avait trouvé refuge, juste après avoir échappé à la tuerie ? Est-ce que quelqu'un l'a emmené sans qu'il se réveille ? Ou est-ce qu'il s'est lui-même déplacé jusqu'ici sans s'en rendre compte ? Le grand loup gris ignore vers quelle idée pencher. Il finit même par se demander si son apparition sur Sarkan n'est pas un exil programmé, une punition qu'il doit subir. Mais quelle faute a-t-il pu commettre ? Ne pas demeurer aux côtés des siens dans la panique de la chasse ? Ne pas avoir protégé Thonolan, son alpha, et l'avoir laissé abattre ? Ou bien... Cet autre crime, bien plus ancien, auquel il ne veut même pas songer ?

Je n'ai pas fait exprès, martèle Pomme dans sa tête. Ce n'est pas ma faute s'il est mort ; je ne le voulais pas. Cela l'ennuie profondément d'avoir à nouveau cette sensation de remords, de culpabilité intense ; il pensait s'en être débarrassé depuis longtemps. Le grand loup gris se mord les babines, accélère l'allure. Il trotte d'un bon pas, et essaie de s'intéresser au paysage d'un blanc éclatant qui s'offre à lui. Néanmoins, tout ce qu'il en retire est cette température si basse. Il fait glacial. Pourquoi, en plus d'être amené ici, Pomme doit-il affronter le froid alors que sa fourrure est celle de l'été ?...

Décidant finalement de s'arrêter, Pomme se rend compte qu'il doit être tout près de la tanière des Kohinoor, car de multiples effluves de loups s'entremêlent. Jugeant que la Tanière des Glaces est proche, et par conséquent la louve alpha aussi, le grand loup gris formule un long hurlement à l'intention de cette dernière. Appeler ainsi en terre inconnue lui fait l'effet d'être un intrus total, et lui donne juste envie de fuir, ventre à terre, jusqu'à un endroit chaud et clément où prendre lentement conscience de ce qu'il lui arrive.

Ce ne peut pas être réel.

Pomme ne peut s'empêcher de sursauter, lorsqu'il entend une plainte rauque, laquelle ne semble pas canine. Interrompant son hurlement, il se redresse, écoute avec attention. Il perçoit un craquement, puis le silence revient. Inquiet, le grand loup gris se risque à attendre. Il espère vivement qu'il ne s'est rien passé de grave, ni qu'il y ait une quelconque menace dans les alentours. Finalement, au bout d'une poignée de minutes, Pomme voit apparaître une louve blanche traînant avec elle une proie - il comprend alors que la plainte entendue était celle du malheureux gibier. Un instant, la vue du wapiti donne faim au grand loup gris, et il en quémanderait bien un morceau - toutes ces émotions et ce voyage jusqu'à Kohinoor ont éveillé son appétit. Néanmoins, il se rappelle à temps où il se situe, pour quelle raison, et il tente de maîtriser son désir de manger.

La louve blanche lui demande en quoi elle peut lui être utile. Pomme s'approche un peu d'elle, prenant soin de montrer une attitude soumise, pacifique, pour signifier qu'il ne cherche pas d'ennuis - au contraire. « Bonjour » hasarde-t-il, ne sachant pas tellement comment formuler sa requête - ni s'il en a une, de requête. « Je m'appelle Pomme, je suppose que vous êtes Selene ? » demande-t-il ensuite, d'une voix mal assurée, qu'il s'efforce de contrôler. Passé ces préliminaires inutiles, le grand loup gris essaie d'en venir au fait : « Je viens d'arriver sur cette île, vous voyez, et... J'ai rencontré une louve de votre meute, Eira, qui m'a dit que je devais choisir une meute. » Ce n'est pas tout à fait exact, Pomme aurait pu opter pour être solitaire - mais, peu importe les circonstances, il ne suivra jamais cette piste-là, oh non !

Pomme passe son poids d'une patte sur l'autre, mal à l'aise, évitant le regard inquisiteur de la louve aux yeux de couleur différente - quelle étrange chose, vraiment ! Jamais le grand loup gris n'a vu ce phénomène chez quiconque. « Vous voudriez bien de moi au Kohinoor ? » termine-t-il, d'un ton involontairement suppliant. Il prie intérieurement pour que la louve alpha accepte. Sinon, que fera-t-il ? Faire le tour de l'île, pour dénicher une tribu que l'intégrerait en son sein ? Et si aucune meute ne veut de lui ? Et s'il était obligé de redevenir solitaire ?...

Ce ne peut pas être réel.

Après avoir eu la confirmation que la louve devant lui est bien Selene, Pomme se voit demander ce qu'il sait faire, ses compétences, et sa place dans sa précédente tribu. Désarçonné par cette question, le grand loup gris cille et demeure silencieux quelques secondes. Il cherche en vain une réponse qui pourrait plaire à Selene, qui la convaincrait qu'il serait utile au Kohinoor si elle l'acceptait. « Je, euh... Je suis fort » finit-il par dire, d'une voix un peu étranglée, sans s'apercevoir de l'ambiguïté de sa réplique. Doit-il préciser qu'il était oméga, du temps si récent où il vivait dans la meute gouvernée par Frazie et Thonolan - ou est-ce inscrit sur son visage ? « Je sais creuser des tanières, et tirer du gros gibier sur un grand chemin » ajoute-t-il en essayant de décrire ses capacités.

Pomme regarde le sol enneigé, ou plus exactement le wapiti posé non loin de Selene. Il sent son ventre gargouiller à la vue de cette proie encore fraîche, et malgré ses tentatives, il ne peut s'empêcher de lorgner dessus. Le grand loup gris tente de relever le museau, de supporter un tant soit peu la froideur et la rigidité qui émanent de Selene. Cependant, le ton cassant de la louve aux yeux dissemblables le mettent mal à l'aise, et il se balance légèrement d'avant en arrière sans s'en rendre compte. « Je sais travailler beaucoup » se croit-il obligé de poursuivre, bien que cette phrase n'ait pas des masses de sens. Pomme veut dire par là qu'abattre du travail ne l'effraie pas outre mesure, mais il ne sait pas s'exprimer clairement.

Ce ne peut pas être réel.

Pomme se voit attribuer le rôle d'équarrisseur. Selene lui explique en quoi cela consiste : s'il croise sur sa route une charogne, il l'apporte à la réserve de la meute - si elle est encore comestible. Ou bien, il peut proposer à Eira de l'aide pour la chasse. Cette seconde option attire plus le grand loup gris. Après tout, Eira a été gentille et patiente à son égard, lors de leur rencontre à la Percée de Gethin. Alors, pourquoi pas travailler avec elle ? Pomme se dit qu'au moins, il sera avec quelqu'un de connu, et de sympathique. Cependant, un détail le chiffonne : Selene ne l'a pas accepté parmi la meute. Enfin, elle ne l'a pas énoncé clairement. Aussi le futur équarrisseur ose lui demander : « Vous m'acceptez alors ? Vous voulez bien de moi ici ? » Un sourire involontaire fleurit sur ses babines, et sa queue remue légèrement. Un profond soulagement submerge Pomme - il est accepté, il n'aura pas à vivre en solitaire. Le froid polaire, les basses tâches qui l'attendent n'ont pas des masses d'importance. Il va vivre dans une tribu - c'est tout ce qui compte.

« Attendez, je vais vous aider » s'exclame Pomme, soudain ragaillardi. Il trottine jusqu'au wapiti tué par Selene, l'agrippe par la nuque et le traîne sur une courte distance, jusqu'à ce qui doit être la réserve de la meute. Le grand loup gris y pousse le gibier mort, puis revient vers Selene, espérant ainsi être bien vu, et être récompensé d'un sourire, ou d'un geste amical, pour sa spontanéité. Même si la louve blanche aux yeux vairons semble avare de signes amicaux, peut-être sera-t-elle moins réticente à accueillir Pomme au sein de sa tribu ?

Ce ne peut pas être réel.

Pomme a le grand honneur de recevoir un sourire de Selene, tandis qu'elle lui confirme qu'il est le bienvenu au Kohinoor. Elle l'invite à découvrir ses nouveaux territoires et camarades de meute, assurant que la plupart sont amicaux. « Merci, Selene ! » s'exclame le grand loup gris, souriant à son tour et remuant la queue. Il est si soulagé d'être accepté parmi cette tribu inconnue qu'il en oublie où il est, et par quels moyens. « Je vais aller les voir tout de suite » ajoute-t-il en se mettant à trottiner hors de la Tanière des Glaces, prêt à découvrir ces nouvelles contrées. Pomme est partagé entre deux sentiments : la curiosité, et une drôle de sensation, comme s'il devinait vaguement que rien ne sera plus jamais pareil.

Les loups du Kohinoor, si aimables soient-ils, ne remplaceront pas Frazie, Nezzie, ni son existence de jadis. Les terres froides ne lui inspireront qu'un profond regret envers l'Italie à jamais perdue. Alors que Pomme évolue à travers le Kohinoor, il ne peut pas savoir qu'il se sentira longtemps comme un exilé, et considérera sa venue ici comme une punition infligée pour sa monstruosité d'autrefois.