moi, Obsidian, perdus dans cette meute étrange (libre)

Jill a froid. Le problème n'est pas qu'elle n'y soit pas habituée ou qu'elle n'ait jamais côtoyé une température proche des moins dix degrés, mais cette vague glaciale semble être apparue si vite. Il y a un mois, quand Jill est apparue sans raison sur Sarkan, le climat n'était pas si rude. Lorsqu'elle a rencontré Yluziah à la Tanière Forestière, tout était vert, elle s'en souvient. Et maintenant, la neige a tout recouvert de blanc. Jill aurait sans doute su apprécier le spectacle, si elle était chez elle et, surtout, si la faim ne lui malmenait pas les entrailles de cette façon. Souvent, elle se demande pourquoi elle a débarqué dans cet enfer blanc. Pourquoi on ne pouvait pas la laisser bien tranquillement là où elle vivait jadis, et où, somme toute, elle était nettement mieux lotie qu'ici.

Jill n'a pas souvent eu affaire à une telle pénurie de proies que celle qui sévit actuellement sur Sarkan. Longtemps, elle a parcouru les territoires d'Iselwyn pour essayer de dénicher un tout petit gibier, un rongeur minuscule, une grenouille, n'importe quoi. A chaque fois, elle est rentrée bredouille. Depuis qu'elle a abattu un oiseau pour Moïra - cela fait désormais tant de temps ! ses mâchoires ne se sont plus refermées sur le moindre animal. Et son dernier vrai repas provient du fruit d'une chasse de meute - où, naturellement, elle n'a eu droit qu'aux restes. A présent, Jill se sent affaiblie, et pas uniquement par la faim et le froid. Egalement par le fait qu'elle ne parvient pas à s'acclimater à sa nouvelle existence, qu'elle ne désirait pas. Si, autrefois, il lui est arrivé d'aspirer à une vie meilleure, ce n'était pas à ce scénario qu'elle pensait. D'ailleurs, elle pourrait s'adapter au froid, à la faim et à Sarkan. Si seulement ses trois enfants étaient là.

Jill envisage de plus en plus à recourir à Morpheus, comme le lui a conseillé Yluziah, au lendemain de son arrivée sur l'île. Cependant, elle hésite, est indécise. Alors, elle attend encore. Elle ne sait plus quoi attendre, mais elle attend. Et elle cherche vaguement, sans grand espoir, quelque miette à se mettre sous les crocs. Aujourd'hui, sa marche la mène jusqu'au lac Penllyn. Jill marche dans la neige jusqu'à être au bord du point d'eau, et elle constate que les côtés de celui-ci sont gelés. Renonçant à boire son eau, elle mange un peu de neige. Quand elle relève la tête, il lui semble entendre une voix enfantine susurrer : Viens... Viens... Je t'attends.

Aussitôt, les oreilles de Jill se dirigent vers la source de ce bruit. Brusquement en alerte, elle répond dans un murmure, sans réfléchir : « Oui ? Où êtes-vous ? » Tournant la tête, elle aperçoit, à quelques mètres d'elle, un louveteau qui remue la queue. Alors, partagée entre la joie et la peine, Jill lui adresse un sourire triste, teinté de déception, parce qu'elle avait espéré, bêtement, puérilement, que ce soit Orphali, Pan ou Charon qui ai formulé le doux appel.

Jill est amusée en voyant le petit loup s'approcher d'elle d'un air important. Il bombe même le poitrail, comme s'il voulait lui prouver sa puissance. Il se présente, dit être Obsidian (le grand, le fort) et être sous la responsabilité de Nikolaos, l'alpha Iselwyn. Quand il l'informe de ceci, Jill l'observe avec un peu d'étonnement, car elle ne se souvient plus si elle a déjà croisé cette boule de poils gris clair sur ces terres. Peut-être que si, l'a-t-elle déjà aperçu, mais alors elle a oublié. C'est bien possible. Elle n'est certaine de rien.

Le jeune Obsidian reprend la parole, Jill songe que c'est un louveteau ayant besoin de s'exprimer. Il lui dit que sa mère n'est plus là, et qu'il est ici car son père ne pouvait pas s'occuper de toute la portée. Puis il lui demande qui elle est. Jill répond doucement : « Je m'appelle Jill. Je suis... La nourrice d'Iselwyn. » Elle a hésité l'espace d'une seconde. Pourquoi donc se refuse-t-elle à avouer qu'elle est une oméga ? Jill a honte d'elle-même. Honte de ne pas assumer, honte d'être lâche, et honte d'être honteuse. Il n'y a pas besoin de coups ni d'insultes pour subir la torture d'être au plus bas échelon de la hiérarchie. Savoir que l'on y est, et que l'on n'a aucune chance de remonter, est suffisant.

Jill reporte son attention sur Obsidian. Elle se remémore sa voix triste, elle a vu que soudain il abandonnait sa posture altière. Il lui apparaît comme accablé, sans doute a-t-il vécu quelque chose de difficile. Jill lui demande : « Est-ce que tu t'es aussi réveillé sur Sarkan ? Ou bien tu es né ici ? » Obsidian a l'air si jeune. Jill espère pour lui qu'il est né sur l'île, car comment un petit loup pourrait-il se remettre du traumatisme de l'enlèvement ? Elle-même sent qu'elle ne s'en relèvera jamais. En même temps que ses enfants et tous ses repères, quelque chose lui a été arraché, quelque chose qu'elle ne sait pas décrire, mais qui ressemble à l'envie de vivre.

Obsidian ne semble pas comprendre où veut en venir Jill. Il lui répond se réveiller chaque jour sur Sarkan - puisqu'il y est né. Il lui précise même son lieu de naissance : Neona. Ces trois syllabes évoquent quelque chose à Jill, qui doit réfléchir un peu. Neona... Mais oui ! Brusquement, cela lui revient, elle entend à nouveau la voix d'Yluziah lui situer cet endroit, où vivrait Morpheus. Subitement très intéressée, Jill demande à Obsidian, d'une voix mal assurée : « Tu connais Neona ? Et... Est-ce que tu as déjà croisé Morpheus ? » Si le petit loup lui répond par l'affirmative, peut-être pourra-t-il lui indiquer comment se rendre là-bas, ce qui lui serait précieux.

Obsidian interroge Jill sur le pourquoi elle lui a demandé s'il s'était éveillé sur l'île. Il lui dit ne pas saisir. Tout en posant ses questions, il s'approche davantage avec confiance, et vient se blottir contre elle pour un peu de chaleur. Jill en est profondément touchée. Lentement, les souvenirs de ses trois louveteaux pelotonnés contre elle pour la nuit resurgissent, sans qu'elle puisse rien y faire. Le corps d'Obsidian contre le sien, leurs fourrures qui se touchent, lui rappellent les moments désormais lointains où elle allaitait encore ses enfants et qu'elle les sentait se bousculer contre ses flancs. Revenant à la réalité, elle explique comme elle peut : « Eh bien... Je ne sais pas si c'est le cas de tes parents ; mais nombreux sont les loups qui vivaient ailleurs avant d'être sur Sarkan. Ils se sont éveillés un jour sur l'île, sans savoir pourquoi ni comment. » Jill s'interrompt un instant. Pour avoir plus chaud elle aussi, elle s'assied dans la neige et ramène sa queue autour de ses pattes. Baissant le museau, elle fournit un violent effort pour poursuivre : « Cela m'est arrivé également. J'étais sur le territoire où je vivais il y a encore peu. Un soir, j'ai été cherché mes enfants, et alors que je venais vers eux, je me suis sentie épuisée et je me suis endormie, comme ça. Quand j'ai repris mes esprits, j'étais au milieu de nulle part, sur Sarkan. »

La voix de Jill devient murmure, s'effiloche, meurt. En un sens, elle est contente pour Obsidian que pareille aventure ne lui soit pas arrivée. Il a au moins été épargné de cette épreuve.

Jill place un peu d'espoir en le louveteau blotti contre elle. S'il dit n'avoir jamais rencontré Morpheus, il affirme en avoir déjà entendu parler et il le situe au temple de Neona. Il demande ensuite à Jill pourquoi elle lui a posé cette question, ce à quoi elle répond : « Il pourrait peut-être m'aider à retrouver mes proches. » Cependant, l'on peut noter dans le ton de sa voix qu'elle-même n'en est pas si sûre.

Obsidian continue à parler, cette fois sur le sujet du réveil incompréhensible de tant de loups sur Sarkan. Il donne à Jill une autre version des faits, qu'il tient de son père : un enlèvement serait à la base de tout ceci. La petite louve noire ne comprend pas. Qui ? Et pourquoi faire ? A sa seconde question, Obsidian répond plus ou moins, en la plongeant davantage dans la perplexité. Apparemment, les loups et louves kidnappés n'auraient pas vécu pareille aventure sans raison et auraient été sélectionnés pour une qualité particulière. Jill reste sans voix face à cette révélation, elle essaie de comprendre. Quelle qualité peut-on avoir vu en elle, et pourquoi, bon sang, cette qualité l'a-t-elle amenée ici ?

Perdue dans ses songes, Jill tressaille en sentant le petit coup de langue qu'Obsidian dépose sur le bout de sa patte. Baissant le regard sur lui, elle l'entend lui assurer que ses trois louveteaux vont bien, qu'il en est persuadé, que des loups doivent s'occuper d'eux. En dernier lieu, il dit à Jill qu'elle n'est pas seule, et que lui-même est présent. Cette ultime phrase surprend la petite louve noire, et surtout la touche. Souriant involontairement, elle entoure un instant Obsidian de sa patte avant et l'attire contre son poitrail. Elle lui dit avec sincérité : « Tu es gentil, Obsidian. Merci. »

Jill reste un instant silencieuse. Elle se surprend à espérer que les paroles du louveteau soient vraies, que ses enfants soient en sécurité auprès de leur père, auprès des quelques autres membres de sa meute d'origine. Subitement, une question lui vient à l'esprit, une question qui ne concerne pas ses louveteaux. Prudemment, elle demande à Obsidian : « Pourquoi es-tu ici tout seul ? Est-ce à cause de la faim que tes parents t'ont amené au sein d'Iselwyn ? » Trop tard, Jill songe que ses interrogations peuvent être vues comme indiscrètes. Néanmoins, il n'est plus temps de les effacer.

Obsidian raconte dans les grandes lignes pourquoi il est arrivé à Iselwyn, et Jill a la sensation qu'il manque un morceau de son histoire. Effectivement, le louveteau à la fourrure gris pâle n'évoque jamais sa mère. Ce serait son père qui l'aurait amené en ces lieux, parce qu'à Neona il n'y a pas de proie. Obsidian mentionne un frère nommé Ymir, Jill n'a pas le souvenir d'un individu baptisé ainsi, néanmoins elle n'a pas fait le tour de la meute pour le savoir - et Sarkan est d'un changement si perpétuel qu'elle a souvent l'impression que tout se déroule bien trop vite. Cela fait un mois, même davantage, qu'elle est ici, et elle ignore où a filé le temps.

Jill ne sait pas non plus que dire face aux réponses d'Obsidian. Elle a le pressentiment qu'il s'est passé quelque chose de sombre parmi sa famille, la curiosité la pousse mais la petite louve noire finit par renoncer à interroger Obsidian. Peut-être n'a-t-il tout simplement pas envie de parler de cette ombre au tableau.

Alors Jill le regarde, et elle repense aux nombreuses fois où Obsidian a cité le nom Neona. Même si elle n'est pas superstitieuse, Jill commence à se demander si le fait d'avoir rencontré ce louveteau venu de Neona est un hasard, ou au contraire une incitation à aller voir Morpheus. La petite louve noire est à la fois effrayée et excitée par la perspective de découvrir ce "loup prophète". Cependant, des deux sentiments, la peur domine.

Egarée dans ses songes, Jill sursaute lorsqu'elle relève la tête et voit s'approcher avec calme Nikolaos. La louve dominante la salue d'une voix neutre, ce à quoi la louve oméga répond par un hochement de tête poli. Nikolaos entreprend alors de reprocher à Obsidian de s'être sauvé, disant l'avoir cherché partout. Elle remercie également Jill de l'avoir trouvé et lui demande d'en prendre la charge - elle-même étant occupée. Docilement, la petite louve noire répond : « Oui, bien sûr. Avec plaisir. » Sa voix peu assurée n'est pas plus forte qu'un murmure. Jill se lève et sourit à Obsidian. Elle est plutôt enthousiaste à l'idée de veiller sur lui - il sera une compagnie et, surtout, il ne sera pas comme l'affreux rejeton de Moïra, que Jill, malgré elle, ne peut réussir à apprécier. Ce n'est pas qu'il soit insupportable, turbulent, ou qu'il lui donne des difficultés particulières ; non, il s'agit plutôt du fait qu'il soit un coyote.

Jill est extrêmement gênée par la question d'Obsidian, laquelle est : pourquoi tu t'aplatis au sol ? Elle entend Nikolaos soupirer, comme excédée, tandis qu'elle-même ignore que dire face à la sincérité et à l'insouciance de ce petit loup. Il ne sait pas ce que c'est, songe-t-elle avec une espèce de tristesse. Il va l'apprendre, maintenant. Malgré elle, la petite louve noire imagine Obsidian découvrant la hiérarchie tribale, ses travers et son horreur. Bizarrement, elle n'a aucune envie que cela lui arrive, elle se surprend à désirer qu'il reste un louveteau vivant dans un bel univers enfantin. Pourtant, elle sait à quel point ce dernier s'avère précaire.

Nikolaos demande plus de respect de la part d'Obsidian, et elle se décharge de lui répondre sur Jill. Celle-ci se retrouve avec l'ordre d'expliquer au petit loup gris pâle le fonctionnement d'une meute. Elle répond donc : « Parce que je dois le respect à ta tante Niky. » Cela lui semble si laidement formulé qu'elle décide de se taire. C'est la première fois qu'elle surnomme Nikolaos Niky, et c'est simplement pour se mettre à la position d'Obsidian.

La susnommée louve alpha la prie de s'occuper du louveteau jusqu'au soir, Jill accepte d'un « Très bien » prononcé d'une voix légèrement éteinte. Elle s'efforce de sourire à Obsidian, parce qu'il n'est responsable de rien, parce qu'elle va devoir lui faire un cours sur la place de chaque individu au sein de la meute.

Après que Nikolaos soit partie, Obsidian se couche tout près de Jill, simplement, avec naturel. Hésitant un instant, la petite louve noire finit par s'étendre près de lui, pour ne pas le laisser seul. Elle s'allonge de manière à ce que leurs corps se touchent, et que leur chaleur soit communiquée l'un à l'autre. Le petit loup promet d'être bien sage, puis il s'endort. Jill sourit doucement et lui répond : « Je n'en doute pas. »

Posant son regard sur Obsidian endormi, elle reste un long moment à le regarder. Sa fourrure encore un peu duveteuse, sa silhouette de petit loup, tout lui rappelle douloureusement sa propre portée. Jill met délicatement son museau sur le dos d'Obsidian, elle regarde la neige qui s'est lentement mise à tomber. Poussant un soupir, elle observe son souffle se dissiper en buée éphémère dans l'atmosphère. Elle songe au louveteau assoupi auprès d'elle, à ses enfants demeurés là-bas. Et, brusquement, sa décision est prise : elle ira sur Neona afin de quérir Morpheus.

Satisfaite d'avoir fait un choix, Jill ferme peu à peu les yeux, et somnole. Elle pourrait trouver que tout est bien s'il ne faisait pas si froid, si elle n'avait pas si faim, et si Sarkan n'existait pas.