Un phare dans la tempête - Prio Jill

Un phare dans la tempête.

Jill ne sait pas où elle est, elle n'est sûre de rien, elle a traversé une forêt qui lui a semblé avoir subi un incendie, pour finalement déboucher dans un endroit plus verdoyant. Jill ne reconnaît rien au paysage qui s'offre à ses yeux, non, elle n'est jamais venue ici, elle est perdue, elle ne sait pas. Elle s'est éveillée la veille au milieu de nulle part, dans une grotte avec un point d'eau en son centre, au-dehors il y avait de la neige. Elle ne sait pas comment elle est parvenue sur l'île de Sarkan, son apparition ici n'a aucun sens, pendant des heures elle a cherché une raison, un moyen, elle n'a rien trouvé, tout lui échappe, elle a eu envie de pleurer. Rien ne lui est familier, elle n'a aucun repère, elle se sent affreusement vulnérable, boitillant dans ces terres qui toutes lui semblent hostiles. A la Nerezza, il y avait une louve avec elle, Daenn, qui venait elle aussi de s'éveiller hors de chez elle, et qui n'avait aucune explication. Jill s'est sentie rassurée de n'être pas la seule paumée, pour un peu elle aurait sauté au cou de Daenn pour la couvrir de coups de langue, parce qu'elle est à peu près dans la même situation.

La nuit avait fini par venir, Jill avait tenté de reprendre des forces, mais elle avait peur, il n'y avait plus personne pour lui tenir compagnie, plus personne pour être auprès d'elle. Alors elle a pleuré, parce qu'elle a pensé à ses trois enfants qui ont à peine six mois, elle s'est demandé s'ils allaient bien, si leur père était avec eux et s'occupait d'eux, les rassurait. Et puis elle s'est promis de chercher à les retrouver, coûte que coûte, elle y parviendrait, elle en était persuadée. Et, épuisée par ses émotions, elle s'est assoupie.

Maintenant Jill marche à nouveau au milieu de nulle part. A sa truffe arrivent mille et un effluves, ce lieu est habité, elle a pu humer de nombreuses odeurs de loups, toutes inconnues. Mais au moins y a-t-il de la vie canine ici, peut-être pourra-t-on lui expliquer, lui dire où elle se situe. D'ailleurs, à mesure qu'elle approche de la Tanière Forestière, Jill peut vaguement distinguer, entre les pierres et les végétaux, une forme brune allongée sur le sol. Elle hésite, puis finit par couvrir la distance qui la sépare de la louve grise. Arrivée à trois ou quatre mètres, Jill s'arrête prudemment, et bredouille : « Excusez-moi... Pourriez-vous me dire où nous sommes ? »

Sa question lui semble absurde, elle baisse le museau, fixe ses pattes. Elle s'aperçoit soudain, sans raison apparente, qu'elle n'a rien avalé depuis longtemps et qu'elle a faim. Mais autre chose la préoccupe, une pensée plus urgente que la faim. Eperdue, Jill ajoute, en évitant de regarder la louve devant elle, parce qu'elle a toujours été oméga et qu'elle doit du respect à tout le monde : « Je suis complètement perdue. »

Un phare dans la tempête.

Jill regarde la louve brune avec espoir, écoute sa réponse comme si celle-ci allait la sauver, la tirer d'affaire. C'est ainsi qu'elle apprend être sur une île perdue au milieu de l'océan. La louve précise le lieu, dit qu'elle se situe pour le moment dans les terres de la meute d'Iselwyn, dont elle-même fait partie en tant qu'oméga. Jill ne réagit pas, relève juste la tête pour mieux voir la louve brune, peu à peu une incompréhension totale se peint sur son visage. Elle reste immobile, stupide, sans voix, mille et une pensées se bousculent en elle, mais aucune n'est précise. L'absurdité complète de ce que vient de lui annoncer la louve brune la laisse encore plus perdue que ce qu'elle n'était déjà. Son interlocutrice la regarde à son tour, esquisse un léger sourire, que Jill ne parvient pas à lui rendre. Elle détourne le regard, essaye de digérer l'information.

La louve brune reprend la parole, se présente comme étant Yluziah, explique à Jill qui est l'alpha d'Iselwyn. Elle se dit, en quelque sorte, prête à répondre aux nombreuses questions que Jill doit avoir en tête. Cette dernière reporte son attention sur Yluziah, puis sur la Tanière Forestière autour d'elle, et la phrase personne ne sait comment nous sommes arrivés là résonne à ses oreilles. Elle ouvre la gueule, la referme, cherche ses mots, puis murmure : « Nous sommes si nombreux à avoir vécu ça ? » Cela lui semble de plus en plus horrifiant, de penser que peut-être des dizaines de loups sont sur cette île de Sarkan, sans savoir ni comment ni pourquoi.

Jill regarde à nouveau Yluziah, qui paraît si calme. Jill se rappelle qu'elle lui a dit être oméga, en cela Yluziah lui est plus sympathique qu'une autre. Elle ajoute avec désespoir : « Il n'y a vraiment aucun moyen de revenir chez nous ? » Elle s'imagine prisonnière de cette île, cela lui apparaît comme une punition qu'elle n'a pas méritée, la plus injuste qu'elle ait jamais connue. « J'ai trois louveteaux qui m'attendent. Il faut bien qu'ils aient leur mère avec eux ; il faut que je les rejoigne » dit-elle encore, un sanglot dans la voix. Jill se demande comment Yluziah peut accepter son sort avec autant de calme.

Un phare dans la tempête.

Jill apprend d'Yluziah les noms des différentes meutes vivant sur Sarkan, lesquelles prouvent en effet que les loups et les louves sont nombreux sur l'île, avec en prime les solitaires et les rebelles. Cette dernière catégorie intrigue Jill, elle se demande qui sont ces rebelles, pourquoi ils ont acquis ce titre, contre quoi ils se révoltent. Yluziah lui dit être ici depuis quinze lunes, et se dit désolée. Les moyens de revenir là d'où on vient semblent inexistants. Jill en est informée avec un coup dans le ventre, elle sent sa gorge se nouer, elle revoit sa vie d'autrefois, qui suivait encore son cours il y a quarante-huit heures, cette vie qui n'existe plus. Elle ne sait pas quoi répondre, cette nouvelle l'assomme, l'accable tant qu'elle est obligée de s'asseoir, pour récupérer. Yluziah lui demande pour ses louveteaux, lui dit que s'ils ont plus de six mois, ils ont une chance de s'en sortir, si tant est qu'ils soient entourés. Jill note l'emploi du passé dans les phrases d'Yluziah, c'est comme si ses enfants étaient déjà morts, rayés de l'existence, c'est comme s'ils n'avaient jamais été là. Elle hausse les épaules dans un geste de lassitude, répond d'une voix éteinte : « Ils ont six mois. Normalement, leur père est avec eux, à moins qu'ils n'aient tous été enlevés, comme moi, et que nous devions nous retrouver ? »

Une lueur d'espoir s'allume dans les yeux jaunes et tristes de Jill, l'espace d'un instant elle y croit, elle est presque sur le point de se remettre sur pattes et de sillonner Sarkan, de passer l'île au peigne fin pour dénicher son compagnon et ses enfants. Cependant cet espoir s'éteint vite, car même si sa famille est sur Sarkan, comment Jill pourrait-elle le savoir ? Qui l'en informerait ? A qui demanderait-elle des indications ? Elle ne sait pas, redevient silencieuse et impuissante. Sans raison particulière, elle s'aperçoit qu'elle ne s'est pas présentée, et à tout hasard, elle dit : « Je m'appelle Jill. » Elle marque une pause, hésite, ajoute : « Là d'où je viens, mon compagnon et moi étions aussi omégas. » Quelque chose, une espèce d'intuition, lui affirme que peu de choses vont évoluer pour elle.

Jill pousse involontairement un long soupir. Elle a mal dormi durant cette première nuit sur l'île, elle est épuisée par sa longue marche, son inquiétude, son désespoir et sa faim. Elle meurt d'envie d'une bonne nuit de sommeil, mais en même temps elle a peur d'être seule. Elle réfléchit, se demande si elle ne ferait pas mieux de demander l'hospitalité à la meute d'Yluziah, ne serait-ce que pour quelques jours, le temps de se remettre et d'établir des recherches pour retrouver la trace de sa famille.

Comme pour certifier à Jill que sa vague intuition n'est pas fausse, Yluziah lui dit qu'il y a peu de chances qu'elle monte en grade si elle rejoint Iselwyn. A moins qu'elle n'ait la force de se battre pour être mieux considérée ? A cette demi-question, Jill répond par un hochement de tête négatif. Non, elle n'aura pas la force de se battre. Elle le sait, elle croyait en avoir le courage, autrefois, mais depuis longtemps elle a renoncé. Non, elle ne mènera pas le moindre combat pour être mieux vue. En un sens, il lui est bien plus facile de se réfugier derrière sa laideur et sa boiterie. Il lui est plus simple d'accepter. Changer est compliqué, et terriblement épuisant.

Yluziah s'anime subitement, lui conseille de voir un loup prophète nommé Morpheus pour savoir où est passée sa famille. Elle lui parle d'un endroit nommé Neona, et tout ce que Jill trouve à répondre est : « Mais j'ignore où se trouve Neona ! » Elle en pleurerait presque. Son regard malheureux et totalement désemparé se pose sur Yluziah. Elle finit par hasarder : « Même si je le savais, je n'aurais pas la force d'y aller immédiatement. Pensez-vous que votre meute accepterait de m'héberger, ne serait-ce que deux jours ? » Intérieurement, Jill prie pour que Yluziah réponde par l'affirmative. Elle remarque brusquement qu'elle continue de vouvoyer Yluziah, alors que cette dernière la tutoie, qu'elles sont oméga toutes les deux et que, somme toute, elles n'ont pas de révérences à s'offrir l'une à l'autre.

Un phare dans la tempête.