Cet endroit n'est pas fait pour moi

Fraîchement arrivée sur Sarkan et intégrée à la meute d'Iselwyn, Moïra était déterminée à mieux cerner les limites de son nouveau territoire, tout autant qu'à le connaître dans ses moindres recoins. Plutôt perfectionniste, elle ne tolérerait rien de moins qu'une connaissance parfaite des lieux qu'elle allait non seulement parcourir mais aussi défendre. C'est pourquoi elle était actuellement occupée à faire le tour des terres de la meute d'Iselwynn. Ou plutôt, c'était l'idée, car les odeurs autour d'elle n'appartenaient définitivement pas à cette meute - la louve blanche se trouvait en territoire Kohinoor et non Iselwyn. Beaucoup diraient que la belle louve s'était perdue, ce qui n'aurait rien d'étonnant pour une aventurière ignorant tout de la géographie locale. Mais Moïra vous répondrait très sérieusement que, non, elle n'était pas perdue, elle avait simplement souhaité faire un petit détour afin de gagner des informations sur les voisins, et aussi pour s'assurer qu'elle n'était vraiment pas faite pour les terres froides, et parce qu'il fallait s'intéresser à toutes les potentielles menaces, et... oui, oui, d'accord, elle s'était légèrement égarée.

Oreilles plaquées en arrière et fourrure hérissée, la louve arctique essayait de revenir sur ses pas. Elle espérait réussir à retourner chez son nouveau chez-soi avant qu'un loup du Kohinoor ne la trouve. Elle-même détestait toute intrusion sur son territoire, il n'était donc que politesse de ne pas aller s'inviter sur celui des autres. Enfin sauf en cas de guerre entre meutes bien sûr... ou de toute autre raison justifiant que sa meute avait besoin de se rendre sur le territoire d'une autre.

Sachant que la rivière qu'elle longeait passerait à un moment ou un autre dans le territoire d'Iselwyn, elle avait décidé de la suivre. Le nom de la rivière? Elle s'en fichait complètement, tout ce qui l'intéressait c'était son nom lorsqu'elle traversait Iselwyn. Le morceau qui appartenait à Kohinoor ne l'intéressait pas le moins du monde. En plus son eau était franchement froide. Moïra espérait juste marcher dans le bon sens, sinon elle n'était pas rendue!

Soudain, Moïra entendit le bruit d'une course effrénée à travers les bois. L'individu se dirigeait droit sur elle, à toute vitesse. La louve blanche s'arrêta et commença à se tourner dans cette direction, crocs dénudés, prête à en découdre s'il s'agissait d'une menace. Mais elle avait sous-estimé la vitesse de l'individu en question car il la percuta de plein fouet avant qu'elle n'aie eut le temps de lui faire face. Il, ou plutôt elle, puisqu'il s'agissait en réalité d'une louve, couina de peur tout en glissant sa queue entre ses pattes. A l'odeur, cette louve appartenait à la meute de Kohinoor... et elle était complètement terrorisée.

« Ce n'est pas moi qui te terrorise à ce point, n'est-ce pas? » demanda la louve sans vraiment attendre de réponse, car l'inconnue avait été effrayée bien avant cette rencontre, puisqu'elle avait couru avec une telle frénésie.

Inquiète à l'idée d'un péril poursuivant la louve blanche et pouvant donc arriver à tout moment, la louve arctique huma l'air, ses crocs toujours bien visibles, cherchant toute trace de menace. Mais il n'y avait rien: ni odeur d'incendie, ni de gros prédateur, seulement une vague odeur de loup mâle, qui avait l'air d'être déjà ancienne. Bon... peut-être cette louve était juste très peureuse. Ou stupide. L'un dans l'autre ça ne la concernait pas, mis à part le fait qu'elle l'avait percutée!

« Dis donc, tu pourrais regarder où tu vas! » gronda la louve d'Iselwyn.

La femelle n'était guère de bonne humeur et, de plus, l'inconnue n'étant pas d'Iselwyn, elle ne voyait aucune raison de faire preuve d'une quelconque gentillesse.

Manifestement, Moïra n'était effectivement pas la chose qui avait terrifié l'inconnue à ce point, puisqu'elle se calma et se redressa en entendant sa voix. La louve arctique s'étonna du regard fixe et vide de la louve qui l'avait percutée. Ce mystère-là ne dura pas bien longtemps avec les paroles de la louve en question, qui lui répliquait qu'elle ne pouvait effectivement pas la voir. Une aveugle? Alors là, c'était vraiment n'importe quoi. Quelle était donc l'utilité qu'une louve dotée d'une telle infirmité pouvait avoir pour sa meute? Sans doute incapable de chasser, incapable de se défendre, incapable de surveiller le territoire ou les louveteaux, juste une incapable quoi. Ah, mais il y avait bien un poste qui pouvait convenir à une louve aussi inutile. Elle était sans doute une oméga. Bon, d'une certaine façon les oméga étaient utiles, donc Moïra ne râlait pas trop vis-à-vis de leur existence. Mais elle considérait que les oméga étaient vraiment au bas de l'échelle.

« Dans ce cas il fallait courir moins vite, » répliqua la louve arctique. « Effectivement je viens d'Iselwyn. Je me suis un peu enfoncée dans le Kohinoor par erreur et je retournais justement sur mes pas. »

Ou du moins elle l'espérait, mais elle n'allait pas manifester de doutes en face d'une louve d'une meute étrangère et qui, pour couronner le tout, était une oméga. Néanmoins, l'état d'affolement dans lequel la louve du Kohinoor se trouvait, ainsi que sa surprenante réaction agressive, soulevaient quelques inquiétudes dans l'esprit de Moïra. Y avait-il vraiment quelque chose, là-bas, de si terrifiant? Et de quoi pouvait-il bien s'agir?

Moïra commençait à trouver que le regard fixe de l'aveugle était assez perturbant. La louve du Kohinoor ne pouvait peut-être pas la voir, mais ses yeux mettaient la louve d'Iselwyn assez mal à l'aise. Enfin, elle n'allait pas commencer à se soucier de ce genre de détails. En revanche, le désintérêt de l'autre louve l'irritait. Moïra ne se considérait pas comme une louve particulièrement rigide question hiérarchie (alors qu'elle y tenait quand même plus qu'un peu...) mais tout de même...

« Je n'ai pas la moindre intention de m'éterniser, » répliqua Moïra.

Elle voulait rentrer sur Iselwyn, voilà tout. C'est pourquoi elle emboîta le pas à l'oméga, peu désireuse de s'égarer de nouveau. Elle ne redoutait pas de devoir infliger - ou recevoir - quelques morsures, mais elle pensait que tout dominant rencontré serait satisfait de la voie partir. Etre raccompagnée à la frontière ne la gênait pas, du moment qu'elle pouvait retraverser la frontière en question. En revanche...

« Qu'est-ce que tu entends par "pire" ? Je croyais qu'il n'y avait pas d'autres carnivores que le loup ici? »

S'il n'y avait rien de plus dangereux qu'un loup sur Sarkan, que pouvait-il y avoir de pire que des dominants en colère?

Moïra ne s'étonna guère de voir la louve du Kohinoor manifester de la peur alors qu'elle se remémorait probablement ce qui l'avait tant effrayée. La louve d'Iselwyn pressa le pas à sa suite, sans particulièrement s'émouvoir. Les paroles prononcées n'eurent pas non plus beaucoup d'effet. Moïra était plutôt du genre sceptique et elle pensait que l'état d'affolement de l'oméga était exagéré. Et ce, d'autant plus à cause de son statut hiérarchique suggérait qu'elle n'était pas bien courageuse. Moïra avait un peu trop tendance à ranger les loups dans des cases en fonction de leur rang et du comportement qu'ils manifestaient lors de leur première rencontre...

« La mort, rien que ça. Pas de précisions supplémentaires? » demanda la louve, d'un ton quelque peu sarcastique.

Moïra regarda dans la direction indiquée par la louve mais, quelque peu intriguée par la chose si terrible que Pale était supposée avoir rencontrée, elle s'en détourna pour rejoindre la louve du Kohinoor, en quelques foulées.

« Une minute, Pale. Tout d'abord, je suis Moïra. Peux-tu m'en dire plus sur ce que tu as vu? »

Après tout, qui sait, il s'agissait peut-être d'un futur danger pour Iselwyn. Si c'était le cas, elle devait se renseigner, aussi farfelus les renseignements que pouvait donner cette louve puissent-ils être.

Un spectre? Bon, d'accord, Sarkan était une île un peu étrange, mais tout de même... Malgré son scepticisme, Moïra ne pouvait s'empêcher d'accorder un certain crédit aux paroles de la louve du Kohinoor. Elles avaient, contre toute logique, l'accent de la vérité. Cependant, le côté rationnel de la louve reprit le dessus rapidement. Manifestement, cette oméga avait eu la peur de sa vie et ne lui serait plus guère d'utilité dans sa pêche aux informations.

« Merci pour ces informations, » répondit malgré tout Moïra. « Je ne m'attarde pas davantage. Porte-toi bien. »

Sur ce, la louve arctique fit demi-tour et se dirigea vers le territoire d'Iselwyn, en prenant le chemin indiqué par Pale. Cette histoire allait lui donner de quoi réfléchir longuement, mais pour le moment elle avait surtout envie de rentrer à la maison.