S'élever, pour mieux observer (Prio Lilith)

Le vent soufflait doucement, apportant des odeurs étrangères au museau du loup noir qui montait vaillamment la falaise. Sa fourrure trempée avait perdu tout volume et l’amaigrissait. Elle faisait ressortir ses muscles fins, son ventre creux, ses os. Ses côtes, visibles, témoignaient de l’alimentation pauvre qu’il avait eu ces derniers temps. La faim lui tiraillait l’estomac : cela faisait un moment que ses crocs ne s’étaient pas plantés dans une chair comestible. Mais il était trop préoccupé pour s’en soucier.

Cela faisait un moment qu’il marchait. Il avait quitté la plage au sable brûlant, là-bas, lorsque l’eau était quelque peu redescendue. Puis il était entré dans l’océan. Traversée mémorable et dangereuse. Il n’avait jamais nagé en mer. Il avait cru se noyer plusieurs fois. Les vagues l’attiraient sans les profondeurs ténébreuses et résister était épuisant. L’eau salée attrapait son poil, rentrait dans ses narines, brûlait sa gorge. Les algues s’enroulaient dans ses pattes, entravant ses mouvements. Lorsque ses pattes touchaient le sol sablonneux sous l’eau, loin de le propulser plus en avant, elles s’enfonçaient. Il était arrivée sur la plage au sol noirâtre épuisé, presque mort de fatigue. Il avait regretté de n’avoir pas attendu que la marée soit plus basse. Il aurait pu y passer. Ses muscles hurlaient de toute cette souffrance qu’il leur infligeait. Une longue, très longue course presque sans répit avait généré des courbatures atroces. Et ce qui lui était arrivé depuis qu’il s’était réveillé ici ne l’avait pas soulagé, loin de là.

Il repensa à ce moment, dans l’eau, lorsqu’il avait cru que ses pattes ne seraient plus capables de l’amener vers la rive. Il avait songé, un instant, que s’abandonner et mourir dans les bras de cette déesse salée ne serait pas mal… Puis il s’était repris. N’attendait-elle pas que ça, la mer ? Elle était perfide. Ce n’était qu’une étendue d’eau salée, rien que de l’eau salée à la grandeur incommensurable et aux vagues indomptables. Et si magnifique. Il en était encore tout retourné. Lui qui n’avait jamais vu l’océan…

Il secoua la tête, mettant fin à ses idées vagabondes. Après cette traversée risquée, il s’était accordé un repos bien mérité. Puis il avait reprit sa route, à un rythme très lent. Il avait entreprit de gravir cette falaise. Peut-être pourrait-il mieux voir où il avait atterri ? Il l’espérait, en tout cas. Que tout ça n’ait pas été vain. Car là, il était à bout de force.

Yingzi était un peu agacé. Non seulement pour son imbécilité dans la tentative d’une traversée dangereuse, mais aussi pour les odeurs qu’il sentait. Il humait l’eau de mer, la pierre sous ses pattes, la poussière, l’herbe et les fleurs… Mais aucune odeur de proie. Il avait brièvement senti l’odeur lointaine de chair pourrie en passant devant un temple, mais il avait continué sa route, laissant cette découverte pour plus tard. Il avait craint de n’avoir jamais le courage de repartir s’il s’arrêtait en pleine ascension, en si bon chemin. Alors, il avait continué à grimper le long de cette falaise. Mais cela l’inquiétait. Car il sentait que ce territoire n’appartenait à personne, qu’aucune meute n’en avait fait son lieu de vie. Il commençait malheureusement à comprendre pourquoi : ce territoire semblait pour le moins giboyeux. Même pas une odeur de souris ou de lièvre. Mais où était-il possible de chasser ici, en tant que solitaire… ? C’était inquiétant. S’il y avait trop de loups sur une si petite île, il craignait que tous les territoires appartiennent à des meutes, et que seuls ces lieux de vie ne soient pourvus en gibier. Pourtant, il était hors de question qu’il vive à nouveau en groupe. Il avait épousé la solitude, pour le meilleur et pour le pire. Elle ne le trahirait pas elle, au moins. Mais il faudrait bien qu’il mange. Et puis s’il voulait éviter d’avoir ce Renégat à ses trousses, il allait peut-être falloir qu’il chasse…

Il grogna et se força à oublier ces pensées plus que désagréables. Il souhaitait observer où il était arrivé, peut-être que cette falaise allait le lui permettre ? De loin, elle se découpait si haute dans le ciel, elle devait bien donner un point de vue de la taille de cette île. Il n’est pas facile de s’en apercevoir sans prendre de recul. Cette falaise le lui permettrait.

Il arriva au sommet, fatigué. Heureusement qu’il ne faisait pas aussi chaud que là-bas, de l’autre côté de l’eau ! C’était d’ailleurs étonnant que des territoires si rapprochés aient des variations de température si énormes. Mais toute la situation ici était étrange.

Il s’approcha du rebord, le cœur battant, impatient de voir la taille et la géographie de cet ile sur laquelle il s’était miraculeusement et inexplicablement échoué.

Lilith revenait tout juste d'Iselwyn. Elle venait d'emmener ses trois petits à Ymir, un de ses frère, pour qu'il les garde. Après tout, c'était bien lui, de son propre chef, qui lui avait très gentiment proposé de l'aider avec ses gamins afin qu'elle puisse garder une certaine autonomie au niveau de la chasse. Alors, tous les trois ou quatre jours - cela dépendait de si la chasse était bonne ou pas -, elle débarquait sur Iselwyn pour laisser ses petits à Ymir. Étrangement, elle ne faisait confiance qu'à lui pour garder ses petits. De toutes manières, son père, Abyss, n'était pas au courant pour ses petits. Seren et Obsidian, sa soeur et son autre frère non plus d'ailleurs. Il n'y avait qu'Ymir qui savait et c'était uniquement parce qu'il lui était tombé dessus lors de la naissance des petits. Enfin bref, elle comptait leur apprendre la nouvelle très prochainement, dès que ses petits seront assez grands à son goût. Qu'elle puisse éviter les potentiels dangers pour ses petits. Pour le moment, ils n'avaient pas encore un mois et les laisser à Ymir l'arrangeait réellement.

La jeune louve au pelage gris en profita alors pour chasser sur Iselwyn, bien évidemment. Elle était sur place alors... Autant en profiter ! Elle ne mit qu'une petite quinzaine de minutes avant d'attraper deux lapins, l'un après l'autre. La chasse aillant été plutôt fructueuse, elle pourrait se permettre de laisser un peu tranquille son frère. Quoique, elle aimait bien le fait de le mettre au rang de babysitter, en l'obligeant à... Paterner un peu. P'tre bien que ça lui donnerait des idées, avec cette petite... Asha. À cette simple idée, un petit rire cristallin lui échappa. Elle voyait pas vraiment son frère prendre un rôle paternel et pourtant Hécate, Éros et Aleyka semblaient adorer leur oncle. C'était plutôt surprenant, au final. Mais ça ne l'étonnait pas vraiment non plus. Ymir savait être... Agréable, parfois. Quand il n'était pas obsédé par l'idée d'être le meilleur et de tout gagner. Et puis, en y réfléchissant... Ymir leur offrait l'image masculine qu'il leur manquait. C'était donc plutôt une bonne chose, que ses petits passent du temps avec leur oncle, au final. Surtout qu'Ymir était un guerrier. Un vrai mâle, avec de l'ambition. La jeune louve espérait vraiment - mais elle le garderait toujours pour elle - qu'Éros prenne Ymir comme modèle. Après tout, son frère restait tout de même au dessus des autres mâles...

Lilith prit le premier lapin dans sa gueule et trottina rapidement jusqu'au Puits Sylva. Elle descendit rapidement les escaliers tout en restant prudente et fila dans la Grotte aux Gemmes, jusqu'à sa tanière. Elle y cacha sa proie, de manière à ce que personne ne puisse la sentir ni la voir. Puis elle remonta à la surface, sur Iselwyn, pour aller rechercher son deuxième lapin et en faire de même. Une fois ses deux proies correctement planquées au fin fond de sa tanière, au lieu de retourner sur Iselwyn pour récupérer ses petits, Lilith fila dans le tunnel qui menait sur Neona. Elle en avait un peu marre, de materner. Elle avait besoin de sortir un peu, d'être un peu seule. Comme avant. La solitude et rien que la solitude. Ymir n'en saurait rien, elle n'aura qu'à dire qu'elle était un peu rouillée, côté chasse. Il goberait ses excuses, comme toujours.

Cela faisait tellement longtemps qu'elle n'avait pas emprunté la cavité Braith... Qu'elle ne s'en souvenait plus que ce tunnel était aussi long. Elle trottinait toujours à un rythme soutenu, mais elle commençait un peu à fatiguer. À vrai dire, elle avait un peu de mal à récupérer ses facultés d'avant sa gestation. Heureusement, lorsqu'elle commença à être à bout, elle aperçut la lumière du soleil en face d'elle. Elle était presque arrivée, enfin. Une fois arrivée sur Neona, derrière le temple, Lilith s'arrêta. Le soleil commençait déjà à se coucher et le ciel prenait une jolie teinte orangée. C'était sublime à voir.

L'odeur d'un inconnu l'interpella cependant, lorsqu'elle s'apprêta à entrer dans le Temple. Bon, d'accord, Morpheus l'avait faite réfléchir, c'était vrai. Elle n'arrivait cependant pas à y croire réellement. Enfin bref, elle se cherchait, et elle avait besoin de réponses à ses questions mais... L'odeur de l'inconnu était bien plus tentante à suivre que d'aller chercher Morpheus ou Mene. Alors elle se mise à traquer le mâle qui se trouvait là, quelque part sur Neona. Il était parti en direction de la falaise et ... C'était un solitaire ! Chouette alors ! Lilith se dépêcha de rejoindre le pied de la falaise. Puis elle s'élança dans l'ascension de cette dernière. Elle ne mit pas vraiment longtemps, parce qu'elle en avait toujours eu l'habitude... Surtout lorsqu'elle était petite. Avec Ymir. Quand ils se battaient pour être le meilleur... Des bons souvenirs, finalement. Pourtant, Lilith évitait Neona le plus possible. A cause des souvenirs, justement.

Arrivée en haut, elle découvrit le mâle qu'elle pistait depuis son arrivée sur Neona. Un mâle au pelage de jais. Même couleur qu'un corbeau. Un léger sourire se dessina sur ses babines. Elle reprit finalement son pas, marchant vers le solitaire qu'elle ne connaissait pas encore. Il était là, au bord de la falaise... Il semblait perdu. Silencieusement et surtout avec la plus grande des discrétion, Lilith vint se glisser aux côtés du mâle noir, au bord du vide. C'était si joli. De voir l'île principale s'étendre ainsi devant eux. Elle avait toujours adoré cet endroit. Depuis toute petite déjà.

« Hellow. »

Sa voix était douce, caressante. Elle tourna très légèrement sa tête vers lui, pour l'observer de son regard doré. Si elle aurait été plus... Sûre d'elle, elle aurait pu tenter de l'aborder de manière plus séductrice. Mais elle voulait juste parler un peu, pour une fois. Enfin, tout dépendrait du caractère de ce beau damoiseau...

L’île qui s’étendait devant les yeux du loup noir avait une géographie pour le moins étrange. Si le territoire dont la plage, de laquelle il était venu, était terriblement plat, de hautes montagnes s’élevaient à l’extrémité de l’île. Il apercevait même, bordant le col de ces hauts monts, une écharpe blanche, neigeuse. Décidemment, cette île recelait de mystères. Il semblait y avoir, en si peu d’espace, des géographies venues de pays différents. Comment cela était-ce possible ? Toutes ces découvertes continuaient de l’étonner. Et il se demandait encore combien d’étrangetés allait-il rencontrer, sur cette île.

Tandis qu’il observait le tableau que dépeignait le paysage devant ses yeux, il entendit derrière lui des pas. Des infimes cliquetis de griffes sur la roche. Le bruissement, presque silencieux, d’une fourrure qui approchait. Une douce odeur féminine emplit ses narines. Restant aux aguets, il s’obligea à rester de marbre tandis que l’inconnue approchait. Une fois qu’elle fut à ses côtés, il tourna la tête pour l’observer, faisant inconsciemment quelques pas de côté pour s’éloigner légèrement de l’inconnue – au fond de son être vivait cette inquiétude de se lier à d’autres qui le poussait inlassablement à éviter tout contact. C’était une belle louve à la fourrure nuancée de gris plus ou moins clairs, plus ou moins foncés. Ses yeux avaient la couleur de l’or. Et, lorsqu’elle parla, sa voix douce sembla se fonde dans l’air, si justement accordée.

« Bonjour, lui répondit-il de sa voix grave. »

Il reporta son attention au paysage qui s’étalait devant eux. Vue d’ici, il lui paraissait si petit. Si petit pour des loups qui se retrouvaient ici sans espoir de pouvoir repartir. Si petit pour des loups affamés, pour des loups qui avaient besoin de liberté, de solitude. Si petit, pour lui qui aurait aimé explorer le monde. Si petit pour lui qui souhaitait vivre seul. Etaient-ils nombreux à vivre sur ces terres ? Il n’en savait rien.

La louve à ses côtés faisait-elle partie de ceux qui, comme lui, se réveillaient ici sans comprendre ? Il s’assit, tandis que ses yeux scrutaient chaque vallon, chaque forêt, chaque pic qui dessinait l’île.

« Alors c’est cela, Sarkan ? »

Cette question était plus une constatation qu’une réelle interrogation. Il l’avait murmurée, sans savoir s’il s’adressait à lui-même ou s’il souhaitait une confirmation de la part de celle qui était à côté et qui observait le même paysage que lui.

Dans l'attente d'une quelconque réaction du mâle à son égard, Lilith laissa son regard dériver lentement vers le Kohinoor. Finalement, c'était plus fort qu'elle. Elle ne pouvait pas s'empêcher de penser à Dragan et au Kohinoor. Non pas qu'elle en était tombée raide dingue amoureuse, mais plutôt qu'elle ne cessait de penser à l'avenir de ses trois petits et que forcément, le Kohinoor en faisait partie. Plus les jours passaient, et plus elle avait l'impression que les terres froides attiraient de plus en plus ses petits. Et ça lui faisait peur. Horriblement peur. Elle avait l'impression que tout devenait si compliqué, soudainement. Et si elle ne regrettait pas le fait de l'avoir fait et qu'elle assumait parfaitement les conséquences que tout cela avait engendré, elle commençait à regretter le fait de ne pas avoir été plus... Sélective. Elle se demandait encore pourquoi elle n'avait pas évité les loups de meute. Mais... Aurait-ce été réellement plus simple, avec un solitaire ? Lilith se posait la question.

La jeune louve laissa le mâle s'éloigner d'elle. Il était vrai que, malgré son côté un peu farouche, elle avait tout de même de tendances séductrices. Et si elle se "suffisait", si elle clamait haut et fort n'avoir besoin de personne et ne rien devoir à personne et bien... Parfois, la compagnie, ce n'était pas tellement désagréable non plus. Enfin, ça dépendait de l'autre, en réalité.

Un petit vent marin se leva finalement, face à eux. Il ébouriffa légèrement la fourrure grisée et mi-longue de Lilith, qui ferma lentement ses yeux, le temps que cette agréable petite brise passe. Elle adorait ce genre d'instant. C'était ce qu'elle ressentait chaque jour lorsqu'elle se levait. Le vent de la liberté, qui soufflait dans son pelage. Ce même vent qui la portait, un peu plus chaque jour. La liberté était sa seule maîtresse.

« Parce qu'en plus d'avoir une belle gueule, monsieur a un cerveau... »

Un large sourire étira ses babines, dévoilant légèrement le bout de ses canines, alors qu'elle tournait avec lenteur sa tête vers le mâle. Son regard doré brillait déjà d'une lueur espiègle. La louve grise s'écarta finalement de quelques pas avant de se reculer du bord de la falaise. Son regard resta cependant rivé sur le mâle noir.

« J'suis Lilith. »

Elle ne lui demanda pas son nom en échange. Non pas que ça ne l'intéressait pas, mais plutôt qu'elle le laissait prendre des initiatives.

Quel endroit agréable. Du haut de ce promontoire rocheux, surplombant toute l’île de Sarkan, l’océan s’étendant à perte de vue, Yingzi se sentait libre et incroyablement grand. Et en même temps, il avait l’impression de n’être qu’un grain de poussière face à l’immensité de la mer. Un petit grain de poussière.

Une brise délicieusement fraîche caressait son poil noir, arrachant doucement des petites touffes de poils morts qui tourbillonnaient dans le vent. Des odeurs si différentes emplissaient son museau. Les yeux mi-clos, il appréciait d’être tout simplement là, devant ce portrait splendide peint par la nature.

Rouvrant les yeux, il posa son regard sur la louve à ses côtés, haussant un sourcil à sa boutade. Est-ce qu’elle plaisantait, ou lui faisait-elle du charme ? Cela ne lui plut gère, et il fronça les sourcils en émettant un léger grognement qui signifiait clairement « Pas de ça avec moi ».

Si, intimement, comme tout mâle dans cette situation, il ne pouvait s’empêcher de se sentir flatté – après tout, qui ne le serait pas ? –, il n’en laissa rien paraître extérieurement. A vrai dire, il était lui-même convaincu que de telles sottises ne pouvaient l’atteindre. Dans son esprit meurtri, c’était comme s’il avait mis son cœur, cet organe blessé, dans une boîte qu’il avait scellée et envoyé au plus profond de l’océan, dans des abîmes impénétrables et sans fin. Comme si plus rien ne pouvait l’attendre. Comme s’il ne pourrait plus jamais faire surface. Comme s’il n’était qu’un loup noir au trou béant dans la poitrine, dénué de sentiments.

Mais la réalité était bien autre.

Il était toujours en place, ce cœur triste, ancré dans sa chair et tout son être. S’il se fourvoyait volontairement, c’était pour oublier cette douleur lancinante qui hantait ses souvenirs. Il était plus simple de croire qu’il suffisait de le décider pour devenir une machine sans âme. Il était tellement plus facile d’omettre ces battements incessants, qui s’accéléraient et décéléraient subitement selon les situations. C’était tellement plus… Rassurant, de croire qu'il ne pourrait jamais plus souffrir.

Il regarda l'inconnue s'éloigner du bord du précipice et se présenter. Elle ne lui demanda pas son nom mais, puisqu’elle avait donné le sien, Yingzi eut la politesse d’en faire de même. Et puis, elle avait l’air plutôt sympathique, donc rien ne l’empêchait de lui répondre.

« Je me nomme Yingzi. »

Si peu bavard, le loup noir n'en dit pas plus et se contenta de la dévisager un petit moment, avant de reporter son attention sur l'île en face de lui. Il leva la tête et, museau au vent, inspirait les embruns salés de la mer qui remontaient jusqu'ici.

Il avait cet air à la fois sauvage, indomptable, mystérieux et un poil inaccessible qui captivait Lilith. C'était si rare, de voir des loups tels que lui. Il lui plaisait bien. De plus, ses réactions l'amusait.

Il donna son nom, comme elle s'y attendait. Yingzi. Charmant. Ça sonnait un peu bizarrement à son oreille, mais elle ne détestait pas. Remarque, les histoires de prénoms, c'était pas tellement dans ses intérêts principaux et vitaux. Si on voulait être gentil, on sortait des formules de politesse toutes faites, du genre "enchanté" et/ou bien encore du genre "joli nom, il vous va à merveille". Voir même d'autres formulations bien plus mielleuses et séductrices. Lilith, elle, ne faisait pas dans la dentelle. C'était trop ennuyant à son goût. Autant aller droit au but. C'était plus efficace et on ne perdait pas inutilement son temps.

Le mâle ne la regarda qu'un court instant, avant de reporter son attention sur l'île et l'horizon. Lilith fit quelque pas, revenant presque aux côtés du loup, sans pour autant s'en rapprocher.

« Alors comme ça, je suis moins intéressante qu'une île... »

Lança-t-elle en plantant son regard doré sur Yingzi, sans perdre son sourire malicieux. Elle avait envie de le taquiner un peu. De le titiller. De le faire réagir. Qu'il lui porte un peu plus d'attention que ça. Qu'il se souvienne de cette rencontre éphémère.

Les yeux dans le vague, Yingzi ne pipait mot. Il sentait le poids du regard de Lilith sur lui. Être ainsi dévisagé le gênait. Il s’efforça à rester impassible, les yeux fixés sur le large.

Il sentait encore, dans les tréfonds de son être, cet émerveillement qui l’avait saisi à la fois si délicatement et si brutalement lorsque la magnificence de l’océan s’était découverte à ses yeux. Il sentait encore ce palpitement particulier qui avait fait danser son cœur à la simple vue d’un horizon infini où ciel et mer se rejoignaient en une infime ligne presque invisible.

Ainsi, lorsque la louve le taquina et lui demanda s’il trouvait plus intéressante la contemplation de l’île qu’elle-même, Yingzi répondit sans détour. Franchise maladroite, qui ne le préoccupa guère.

« Quand on découvre la Mer, toute autre chose semble fade et inerte. Inintéressant. »

Ses yeux ne lâchèrent pas le tableau naturel qui s’offrait à eux. Le remous des vagues remontaient jusqu’aux deux loups dans un doux chuchotement. Et cette odeur iodée, enivrante.

Concentré sur ces sensations, le loup noir ne pensa pas un instant que ses mots crûs puissent vexer Lilith. Il était pourtant d’un naturel poli et, même s’il ne souhaitait plus entretenir de relation avec d’autres lupins et n'appréciait pas l'air taquin de cette louve dont il ne connaissait que le nom, il n’était pas dans son style de rabrouer quelqu’un avec si peu de considération. Mais son arrivée fraîche en ces lieux l’avait chamboulé. Il avait eu le plus grand mal à accepter cet état de fait – qui ne l’aurait pas ? –, et ses sentiments s’entremêlaient dans une joyeuse et morne débandade. Ses pensées tissaient des fils qui se mélangeaient, formant des nœuds inextricables dans lesquels sombraient ses envies de compréhension, d’acceptation, de refus. Il était perdu, et lui-même ne s’en rendait pas réellement compte. Il reléguait ces problèmes en arrière-plan et se concentrait sur une chose à la fois pour ne pas sombrer dans une névrose psychique.

Toutes ces nouvelles informations étaient bien trop conséquentes, bien trop nombreuses pour pouvoir être toutes appréhendées.

Comme souvent dans un tel chaos de réflexion, seul le temps saurait rétablir l’ordre. Quelques jours, quelques mois… Ou davantage.

A ce moment-là, fixant le large, seul le paysage préoccupait Yingzi. L’océan, magnifique et fascinant. L’île de Sarkan, à la géographie surprenante et inquiétante. Tant de questions qui ne cessaient d'éclore...

Et il sentait, à ses côtés, la présence de Lilith.

Une baffe. C'était un peu comme se prendre une baffe en pleine gueule, comme ça, gratuitement. Glacé. C'était un vent glacial qui venait de souffler sur le territoire. Un froid mordant digne du Kohinoor, digne de l'hiver. La jeune louve retenu de justesse un soupir désespéré. Elle était donc à ce point inintéressante. Au point qu'on préfère contempler la mer au lieu de lui prêter attention. Au moins, ça avait le mérite d'être clair.

Lilith se recula avec lenteur avant de tourner les talons. Si la mer était si intéressante, si captivante, et bien elle n'avait plus qu'à le laisser avec cette dernière. De toutes manières, il fallait qu'elle retourne sur Iselwyn pour récupérer ses petits à Ymir.

La louve au pelage gris redescendit rapidement sur la plage et s'engouffra dans la Cavité Braith sans un seul mot ni regard en arrière. Elle acceptait parfaitement qu'on puisse avoir besoin de solitude. Et même si au fond d'elle, elle était vexée par le loup noir, elle pouvait "comprendre".

( Out ^^ )

Le regard obstinément fixé sur l’horizon, le loup noir restait impassible. Ce qui se passait alentour était pour lui très loin tandis qu’il errait dans les sombres méandres de ses pensées.

Toutefois, il redescendit rapidement sur terre. Il revint rapidement à sa réalité, interloqué. Il avait entendu Lilith bouger, il avait senti ses poils frôler les siens avec l’effet d’une décharge électrique tandis qu’elle reculait pour partir.

Bizarre. Elle ne voulait pas discuter ? Il avait pourtant eu l’impression qu’elle souhaitait bavarder. Il avait eu l’impression qu’elle était de ces louves bavardes dont il est parfois compliqué de se défaire. Préjugés ? Bah, de toute façon, Yingzi ne comprenait rien aux femelles. Et depuis qu’il avait été trahi par l’une d’elles, il ne voulait même plus comprendre.

Ses yeux lachèrent enfin le large tandis qu’il tournait la tête pour observer Lilith quitter la falaise. Il avait l’impression qu’elle avait la tête basse, comme triste. C’est alors que le loup noir songea qu’il avait peut-être été dur. Se remémorant ses paroles, il comprit qu’il avait dû la froisser. Il faut toujours prendre des gants avec les louves, pourtant, il le savait. Elles étaient si susceptibles.

Un sentiment étrange s’insinua alors en lui. Désagréable. Il se sentait divisé, partagé entre une once de réconfort et l’amertume de son geste. Il s’en voulait de l’avoir vexée, d’avoir été impoli ; Après tout, le loup noir était plutôt gentleman, habituellement, et il n’aimait pas spécialement attrister ceux qui ne lui avaient rien fait. D’un autre côté, qu’elle parte ainsi n’était pas plus mal : n’était-ce pas la solitude qu’espérait et recherchait Yingzi ?

Un tourment désagréable. Qui n’avait pas lieu d’être : il y avait, à ses yeux, bien plus important que ces stupides tergiversions, notamment concernant cet endroit inconnu qu’il ne connaissait même pas deux jours auparavant.

« Attends ! » Dit-il à la louve.

Une nouvelle fois, ses mots avaient outrepassé ses pensées. C’était la deuxième fois que cela lui arrivait, sur cette île… Décidément, il allait devoir réapprendre à réfléchir avant de parler.

Il se reprit rapidement, et enchaîna sur quelques questions qui le taraudaient :

« Fais-tu partie d’une meute ? Pourrais-tu me dire où se nourrir ici, lorsque l’on n'en fait pas partie ? »

Il reporta son regard sur l’île qui s’étalait devant leurs yeux. Les embruns salés de la mer se mêlaient à un tas d’autres odeurs. La pierre sèche, les arbres, le passage d’autres loups… Mais toujours pas l’odeur caractéristique de proie, du moins en ces lieux. Et en lui, il sentait, tapie, la crainte de la famine. Lui qui n’avait jamais connu la mer se sentait prisonnier de cette île et de son immense étendue d’eau, et l’inquiétude de ne pouvoir se sustenter régnait. Car il était coincé ici maintenant. Il ne pourrait que subir le manque de nourriture…

Reportant son regard sur la louve, il attendit sa réponse. Une douce angoisse lui tordait l'estomac... Ou peut-être était-ce la faim ? Il était encore trop déstabilisé par cet endroit pour le savoir.

Au moment même ou elle posa sa première patte dans la cavité Braith, la voix du loup noir retentit derrière elle. Lilith s'arrêta alors mais ne se retourna pas. Pourquoi se retourner ? Il lui avait clairement fait comprendre qu'il préférait être seul à observer la mer. Il l'avait laissée s'en aller sans un mot. Alors, pourquoi lui demandait-il de l'attendre maintenant ?

La louve au pelage gris se retourna finalement, avec lenteur, pour faire de nouveau face au loup noir. Il venait de lui poser quelques questions. Bien, il s'intéressait enfin à elle ?

« Parce que maintenant je suis assez intéressante pour Mr. Bellegueule ? »

Soupira-t-elle, encore vexée par l'attitude qu'avait eut le solitaire il y avait même pas cinq minutes de ça.

« Je suis une solitaire. J'aime ma liberté davantage que la facilité. Pour te nourrir... Ça dépend de tes choix et de ta morale. Tu peux... Voler des proies aux meutes. Sinon... Tu bouffes du rat qui vit dans les souterrains de l'île. Et autant te le dire de suite, c'est pas le meilleur truc au monde. »

Le regard doré de Lilith plongea dans celui de Yingzi. Les solitaires avaient l'avantage d'être les seuls maîtres de leur destin après tout. Alors, pourquoi se priver de telle ou telle chose, seulement à cause de ce truc qu'on appelait "moralité" ?

La louve se retourna, et lui répondit avec lassitude, en soupirant. Elle avait réellement l’air vexée d’avoir été rabrouée de la sorte. Mais elle avait prit la peine de s’arrêter pour répondre à Yingzi, ce qu’elle aurait très bien pu ne pas faire.

Ses paroles confirmèrent les doutes du loup noir, tandis qu’elle expliquait qu’il avait le choix entre voler des proies aux meutes ou manger des rats. A cette dernière énonciation, Yingzi sentit son estomac se tordre d’écoeurement. Et son angoisse se faisait plus insistante.

« Alors… Il n’y a pas d’endroit pour chasser, en tant que solitaire ? » Lui demanda-t-il.

Pure question rhétorique. Toutes les fibres de son corps lui hurlaient que la solitude allait être difficile à supporter, ici. En même temps, comme l’avait si bien énoncée Lilith, n’était-ce pas le propre de la solitude que de vivre une vie de bohème avec pour compagnon perpétuel le risque ? Vivre sans meute n’était pas de tout repos, quel que soit l’endroit. Mais c'était le prix de la liberté.

Il observa Lilith. Alors elle aussi était solitaire ? Le loup noir se demanda si c’était pour la même raison que lui. La déception de la vie en meute. Ou plutôt, le ressentiment et la haine de la vie en meute. Il était bien content d’être son propre maître, à présent. De diriger sa vie, au mépris des risques d’une telle situation.

En revanche, il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter en se disant qu’aucun recoin de cette île ne lui permettrait de se nourrir en toute… légalité, sans crainte. Il avait complètement obstrué cette histoire de rat ; Manger pareille vermine lui semblait inconcevable et, s’il n’avait pas été si chamboulé par tous ces évènements, il aurait apprécié ce qu’il pensait être une bonne blague. Manger du rat. Monsieur le Prince ne connait pas ça !

Attendez cinq minutes... Être solitaire, ce n'était pas chacun pour soi, justement ? Alors... Pourquoi prenait-elle sur son temps pour expliquer des trucs à ce loup inconnu ? Enfin, pour répondre à ses questions même. Pourquoi faisait-elle ça ? Se découvrait-elle subitement une passion pour aider les autres et faire sa petite bonne action de la journée en devenant serviable ? Et merde à la fin.

« Non, aucun endroit. Alors soit tu bouffes du rat comme n'importe quel autre solitaire un peu trop bien élevé... Soit tu oublies tout ce qui peut être moral en toi et tu te paies le luxe de croquer dans la chair goûteuse d'un lièvre. Ou même mieux... D'une biche. »

Sa voix se fit de plus en plus suave au fur et à mesure qu'elle parlait au loup noir. Peut-être continuait-elle de parler à double sens... Qui sait. Lilith avait toujours aimé les tournures de phrase un peu louches, parfois obscènes, qui laissaient libre court à l'imagination de ses interlocuteurs. Jouer sur deux tableaux...

La louve au pelage gris entreprit de décrire un cercle plutôt étroit autour du mâle au pelage sombre. Son regard ne se posa pas réellement sur Yingzi alors qu'elle lui tournait autour. Non, elle regardait plutôt les environs. Et parfois, elle le regardait. Toujours de manière brève.

« Personnellement, je préfère encore croquer dans du loup plutôt que dans du rat... »

Lâcha-t-elle finalement en s'arrêtant tête-bêche avec lui, son épaule venant se caler contre la sienne. Elle approcha rapidement son museau de son oreille, claquant ses mâchoires juste à son oreille, avant de se reculer avec un large sourire. Quel genre de sourire ? Peut-être un sourire malicieux... Ou p'tre un sourire prédateur. Ses iris dorées se plongèrent une dernière fois dans celles du loup noir, puis elle tourna les talons et disparue dans l'obscurité.

( Out )

Le discours de Lilith ne plaisait pas à Yingzi. Il confirmait ses craintes. Il existait réellement des loups qui mangeait du rat ! Il en aurait vomi de dégoût.

Mais, après tout, qui sait si lui-même ne cèderait pas à cette facilité s’il n’avait d’autre choix ? Comment pouvait-il être certain de conserver ses valeurs face à une faim dévorante qui vous pousse lentement à la mort ?

Pour l’instant, il n’en était pas là. La question ne se posait pas. Il avait bien l’intention d’aller se servir chez les autres si c’était la seule solution.

Il haussa un sourcil tandis que la louve grise continuait de parler. Sa voix se faisait plus douce, plus suave. Et la façon dont elle prononçait les mots hérissait les poils de Yingzi d’une étrange façon.

« La chair gouteuse d’un lièvre ». Chacun de ces mots étaient emprunts d’une délicatesse doucement appuyée qui faisait saliver le loup noir. « D’une biche ». Cette phrase résonna en lui d’une exquise manière.

Lilith lui tournait autour. Il avait l’impression d’être la proie dont elle parlait. Il se sentait pris au piège dans ses serres, comme si avoir osé revenir vers elle, après l’avoir indûment rejetée, et requérit son aide l’avait condamné à devenir le jouet du diable. Etrange sentiment !

Elle l’accostait réellement. Yingzi était immobile, tentant de rester impassible. Un infime grognement mourut dans sa gorge. Il était au bord d’un précipice, retenu par le fil d’un passé douloureux auquel il tentait de se raccrocher pour ne pas tomber dans le gouffre inconnu qui se dévoilait sous ses pattes. Il s’était lui-même mit dans une situation inextricable. Il détestait le ton de la louve, alors que son corps de mâle et son orgueil l’appréciait. Il en aurait hurlé de fureur et de confusion.

Un frisson fit trembler tout son corps tandis que la louve continuait de lui susurrer des mots, et même de claquer des crocs à son oreille. Il s’efforçait pourtant de rester impassible et de ne rien montrer. La mâchoire serrée, il la regarda partir, indifférente au volcan en effusion à l’intérieur du loup noir. Il la regarda partir, puis respira bruyamment, se rendant compte qu’il avait retenu sa respiration tout ce temps.

Les nerfs à vif, il se retourna et planta son regard dans le tableau qu’offrait l’île de cette hauteur. Il resta un moment là, à essayer de se calmer. Puis il fit demi-tour et s’en alla en direction de l’île chercher quelque chose à manger, une proie à voler. Un cerf appétissant. Il lui faudrait faire preuve de vigilance.

Out

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» Tout va pour le mieux
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» [Chasse] Ce chevreuil, il est pour moi ! - Prio Pandore