Unconditionally - Libre

La Lune n'était plus pleine. Mais Absinthe aimait toujours autant être au temple. Elle avait pensé croiser Morpheus, elle avait envoyé une brève demande à Mene, mais il n'était pas venu. Son odeur à peine feutrée elle-même s'était estompée. Elle était légèrement inquiète, mais c'était pour Mene qu'elle était venue ce soir là.

Ses yeux vairons tournés vers l'astre sur le velours bleu foncé tendu, piqueté d'étoiles. Elle laissa un long soupir apaiser son coeur. Un sourire étira ses lèvres tandis qu'elle lançait, dans son esprit, son long monologue à l'adresse de Mene. Jamais elle ne s'était sentie gênée de parler comme ça. Du manque de sa mère, de sa sensation d'être perdue. De son Amour pur et intense pour Elle. Elle Mene. C'était un amour inconditionnel et envahissant qui lui fit fermer les yeux et expirer lentement, avant de rouvrir les yeux.

Aujourd'hui, elle était venue avec une pierre trouvée dans la montagne du Kohinoor, en forme de croissant. Elle avait la sensation que c'était plus le geste que ce qui était apporté qui était important. Elle lui demanda de prendre soin d'Elle, de ne jamais laisser toutes les mauvaises choses ternir Son éclat. Et aussi, de prendre soin des siens, des Croyants. De protéger son frère aussi...

Absinthe hurla doucement, incapable de faire mieux au vu de sa gorge, mais chaque jour il prenait un peu plus d'ampleur. Une douce mélopée.

Seirei était de retour sur l'île Néona après avoir passé un bon moment à se reposer dans les souterrains de l'île principale. La différence de température entre Khthonia et Néona était assez saisissante, toutefois le coyote était habitué à l'île sans proies et il ne tarda pas à retrouver ses habitudes.

Après tout, c'était ici qu'il vivait. Solitaire contraint et forcé, il s'était installé dans la seule partie de Sarkan qui lui permettait de bénéficier du soleil, des étoiles et d'air frais sans être pourchassé par des loups de meute furieux. L'absence de proie lui garantissait aussi une certaine tranquillité vis-à-vis de l'ensemble de la population lupine, qui ne venait généralement sur l'île que pour aller au Temple. Il existait bien entendu des exceptions - des solitaires qui s'installaient ici, des loups qui venaient explorer les lieux. Mais, dans l'ensemble, le coyote pouvait aisément rester invisible en restant à l'écart du Temple.

Alors pourquoi s'y était-il donc rendu?

Un hurlement étouffé mais mélodieux avait attiré son attention, mais ce n'était pas une raison suffisante pour sortir de la sécurité que conférait sa mise à l'écart. Peut-être était-ce la tristesse qu'il avait cru percevoir dans ce cri, ou encore l'occasion d'aller voir ce fameux Temple de plus près. Dans tous les cas, le coyote s'avança d'un pas incertain aux abords de l'étrange construction, jusqu'à apercevoir une louve à fourrure grise qui se tenait là; c'était sans doute elle qui avait hurlé. Le coyote resta, silencieux, là où il se trouvait. Son corps mince était tendu, prêt à la fuite, car on ne savait jamais ce qui pouvait arriver avec ces loups dangereux...

Absinthe eût soudain la sensation que quelqu'un l'observait. Ce n'était pas le regard rassurant de Mene, ni la sensation apaisante de Morpheus. C'était cette sensation qui faisait dresser les poils sur la nuque. Celle que quelqu'un vous épiait.

Elle tourna la tête dans tous les sens, tentant de détecter l'origine de cette sensation et passa bien deux ou trois fois sur l'animal avant de le détecter. Il avait l'air prêt à déguerpir. La gueule d'Absinthe s'entrouvrit tandis qu'elle tentait de détecter ce qu'elle voyait. On aurait dit un genre de petit loup. Et une sensation profonde intérieure de rejet la surpris elle-même. Ce fut une sensation si profonde qu'elle en eût la chair de poule.

"Qui es-tu ?" demanda Absinthe, comme sur la défensive.

Le fait qu'elle ressente autant d'antipathie, proche du temple, était vraiment étrange. Jamais elle n'avait ressentie cette envie d'empêcher un animal d'approcher le temple. Jamais elle n'avait eu l'impression qu'un autre animal avait en lui une étincelle malveillante. Cela ne se voyait pas SUR lui mais EN lui.

Comme dans sa nature même.

La louve grise semblait vraiment surprise de le voir... non, c'était davantage que cela. Elle se sentait menacée, peut-être? Ou dégoûtée, cela arrivait assez souvent quand il rencontrait un membre de l'espèce lupine. Seirei s'hérissa légèrement, réflexe défensif qui avait tendance à surgir assez rapidement quand il y avait des loups dans les parages.

« Je m'appelle Blue, » répondit le coyote.

Il mentait, bien entendu. Seirei aimait bien remplir ses discours de mensonges lorsqu'il discutait avec un loup - ou une louve. Et il était décidé à ne plus employer son véritable nom - en fait, il voulait en utiliser plusieurs différents, et le premier faux nom qu'il avait prononcé avait été celui de Sunset. Il l'avait utilisé pour la première fois face à une Renégate.

« Et toi? »

Seirei s'approcha de la louve de quelques pas. Sa tension augmenta, mais il ne voulait pas donner l'impression qu'il était au même niveau qu'une proie. Pour cela, il ne devait pas s'appuyer sur la fuite à moins de n'avoir aucune autre option.

Blue. Blue le petit loup. Il ne ressemblait pas vraiment aux loups qu'elle avait déjà vu. Ils étaient plus grands, le nez un peu plus large. Les couleurs changeaient, mais la taille... Etait relativement la même. Là, c'était tout petit.

"Absinthe, prêtresse de Mene du Kohinoor."

Elle était fière de son rang. Elle était fière de sa meute. Ce petit loup, elle ne le connaissait pas. Et cette sensation viscérale était très désagréable.

"Qu'est-ce que tu es ?" demanda alors Absinthe, laissant toute son incompréhension et une pointe d'hostilité méfiante s'échapper dans sa voix.

Jamais elle n'avait vu un truc pareil. Les coyotes, bien sûr elle en avait entendu parler, mais Absinthe ne savait pas à quoi ils ressemblaient, si bien qu'elle ne fit pas le rapprochement. Une sorte de radar lui hurlait "ennemi" ou "opposé" sans qu'elle comprenne pourquoi. Il n'était pas menaçant. Il avait l'air sur la défensive, comme elle...

La louve se présenta en tant qu'Absinthe, une prêtresse de Mene qui appartenait à la meute du Kohinoor. Une prêtresse de Mene... vraiment? Seirei ne croyait guère en cette déesse lunaire, même s'il lui arrivait d'avoir des doutes. En effet, accepter l'existence de cette entité revenait à admettre qu'il était bel et bien maudit et que sa seule naissance l'avait condamné, avait déterminé sa vie toute entière. Il se refusait à cela. Il voulait vivre libre, et s'il entretenait une bonne dose d'antipathie envers la gent lupine, il voulait penser qu'il s'agissait de son choix. Il était nettement préférable de refuser d'admettre l'existence de Mene, car le contraire aurait beaucoup trop de conséquences qu'il ne pouvait pas supporter.

« Je suis un coyote, bien sûr. » répondit le mâle en levant le museau.

Il n'était pas étonné que son espèce ne soit pas reconnue au premier coup d'œil, car les coyotes étaient rares sur l'île. Très, très rares. Présents seulement en deux exemplaires, en fait. C'était une idée à creuser, d'ailleurs... peut-être serait-il possible de se faire passer pour un loup atteint d'une maladie génétique plutôt que pour un coyote, à l'avenir?

La louve sembla se décider à montrer avantage d'antipathie à son encontre. Seirei fronça le museau dans une moue de dédain. Et de colère. C'était toujours pareil. Dès qu'il était reconnu pour ce qu'il était, un coyote descendant de Draugluin, il était rejeté. Jamais aucun loup ne pouvait simplement accepter son existence sans sourciller. Sa seule naissance était considérée comme un grave péché, son existence une insulte à cette soit-disant déesse de la Lune - et ce, qu'il choisisse ou non de réellement être une plaie pour l'espèce lupine. Dans son cas, toutefois, Seirei n'avait pas l'intention de laisser les loups s'en tirer à bon compte. Il ne souhaitait pas leur mort, mais s'il pouvait leur créer des problèmes... ce serait fantastique. Oui, Seirei voulait semer la discorde.

« C'est ce qu'on dit, oui. Pour ma part je n'ai rien de particulier contre cette déesse... après tout, je doute fort qu'elle soit davantage qu'une fable montée de toutes pièces. » répondit le mâle.

Oui, pourquoi être en colère envers quelque chose qui n'existait pas? Les objets de sa rancoeur et les sources de ses blessures étaient les loups de Sarkan, non quelque existence immatérielle. Pour Seirei, tout cela n'était qu'un mensonge dont les loups aimaient se rassasier afin de justifier toutes leurs erreurs. Une excuse facile pour se débarrasser de ce dont ils n'aimaient pas en disant que c'était là la volonté d'un être supérieur. Ah, oui, bien sûr! Eh bien, Seirei n'allait certainement pas se coucher sur le côté et mourir simplement parce que cette Mene haïssait son espèce.

Absinthe vit rouge. C'était intolérable.

"Comment oses-tu douter ? Toi qui descends de son ennemi, comment OSES-TU ?!"

Elle s'avança le poil hérissé. Jamais elle ne s'était battue. Jamais elle n'avait spécialement été agressive. Au pire, elle regardait les gens avec un air de pitié cachée sous un petit sourire condescendant. Mais ce n'était pas le cas ici. C'était un ennemi. Un ennemi qui venait d'insulter Mene. Et pour Absinthe, c'était intolérable.

"Tu devrais quitter Neona. C'est un îlot dédié à la déesse Lune. Ce que tu viens de dire est une honte" ajouta Absinthe en grognant ouvertement.

La femelle, malgré l'absence de pleine lune, voulait défendre ce en quoi elle croyait.

Il devait partir ou Absinthe ne répondrait plus de rien. Elle était prête à le chasser à coups de crocs, au nom de Mene. Qu'il doute était une preuve qu'il avait clairement plus de liens avec l'opposé, cet ennemi qui avait envoyé Draugluin. Il aurait mieux fait d'être noyé à sa naissance.

Seirei semblait avoir dit quelque chose de mal puisque la louve s'avança vers lui, poil hérissé, en lui reprochant de ne pas croire en Mene. Elle semblait même penser que, juste parce qu'il descendait d'un taré psychopathe, il était la progéniture de son ennemi. Seirei recula en grondant, crocs découverts, ses yeux chocolat se fixant dans ceux de la louve.

« Quoi, tu veux dire que je suis supposé me considérer comme le mal incarné? Désolé mais très peu pour moi. Quant à quitter Néona, je ne demande pas mieux que d'aller dans un endroit davantage fourni en proies mais les territoires en question sont tous déjà occupés. Je ne sais pas si tu es au courant mais il y a plusieurs meutes de loups qui se les partagent! »

Seirei recula encore, guère enthousiasmé à l'idée de se retrouver pris dans un combat mais de plus en plus en colère.

« Je n'aurais pas demandé mieux que d'être dans une meute, moi, quand j'étais petit! Si ça te gêne qu'un coyote réside sur Néona, blâme donc tes aînés qui ont refusé de nous accueillir! »

Il était hors de question qu'il quitte sa tanière. Déjà, c'était la seule chose qu'il lui restait de Sorrow, et ensuite, où donc allait-il bien pouvoir dormir s'il l'abandonnait? Il lui faudrait en trouver ou en creuser une autre, ce qui prendrait beaucoup de temps et d'énergie... non, cela n'arriverait pas. Il était très bien là où il se trouvait, et il ne croyait pas que cette île était sacrée. D'accord, il n'y avait aucune bestiole, et après? Cela ne voulait rien dire de plus qu'elles n'aimaient pas les lieux, assez étranges il fallait l'avouer. En aucun cas cela n'était synonyme de présence divine.

Décidément le courant ne passait vraiment pas très bien entre les deux canidés - ou alors il s'agissait d'un courant de dix mille volts qui grillerait le premier qui ferait un faux pas. Voire les deux en même temps. Seirei se sentait quelque peu blessé d'être ainsi considéré comme une vermine qu'il aurait mieux valu "noyer à la naissance", et il arrêta de reculer, les oreilles plaquées en arrières et ses babines retroussées dans un grondement menaçant.

« Vous êtes bien tous les mêmes, aveuglés par une stupide croyance sans aucun fondement, incapables de prendre des décisions par vous-mêmes! » ragea le mâle.

Dans sa colère, il oubliait ses propres doutes sur le sujets, les interrogations qui l'avaient parfois saisi quand il avait fait l'effort de se poser réellement la question de l'existence de cette déesse. Rien ne comptait plus que défendre l'idée que lui-même n'avait rien d'être maudit, et donc qu'il n'y avait nulle déesse qui aurait prononcé cette malédiction.

« Ce temple pourrait être absolument n'importe quoi, ça ne veut rien dire. Et oui, c'est normal d'être là, on est tous nés sur Sarkan, je te le rappelle! De façon naturelle, comme tout le monde! On est juste un peu différents, c'est si mal que ça? »

Les yeux chocolat de Seirei brillaient de colère et de quelque chose qui ressemblait fort à des larmes, même si aucune d'entre elles ne coula. Quant à savoir s'il s'agissait de larmes de rage ou de désespoir... lui-même ne saurait guère répondre à cette question, du moins pas s'il était honnête.

Absinthe s'enorgueillis de sa foi, la laissant l'envahir comme une cape réconfortante et une lame vive dans sa gueule, à la place de ses crocs. Elle les découvrit et gronda en avançant, arborant clairement une posture agressive et offensive.

"Va t'en ou prépare toi à te battre ! Sache que je ne laisserai JAMAIS un chancre comme toi insulter celle qui m'a accompagnée toute ma vie, qui a gardé ma mère dans son coeur."

Elle avait sans doute l'air peu imposante, pour une louve, mais en face d'un coyote, ça devait passer, non ?

"Je n'hésiterai pas une seconde à me battre pour Mene. Elle est celle à qui je dois tout. Et qu'un parasite dans ton genre se permette de parler comme ça et de douter, ça me suffit à me constituer comme défense."

Absinthe grogna et claqua même des mâchoires vers lui, faisant un pas de plus.

La réponse de la louve n'était certainement pas de nature à plaire au coyote, même si celui-ci ne comprit pas l'allusion à la mère de la femelle. Seirei recula de quelques pas face à l'attitude plus agressive de la louve, tout en grondant et en faisant de son mieux pour paraître plus impressionnant. Toutefois, il était bien plus petit que la louve. Celle-ci semblait jeune, mais elle était bien assez âgée pour faire face à un simple coyote.

Seirei claqua une fois ses mâchoires l'une contre l'autre dans un dernier effort pour remporter une bataille d'intimidation, mais il comprit que c'était inutile. La louve ne reculerait pas, elle avait bien l'intention de se battre. Or, le coyote ne pouvait se permettre d'être blessé alors qu'il venait à peine de récupérer de ses blessures précédentes et qu'il ne pouvait plus compter sur Sorrow pour chasser pour lui pendant sa convalescence. Il était solitaire, et n'avait pas de réserves de nourriture communes dans lesquelles piocher...

Après un dernier grondement, Seirei fit donc demi-tour et s'enfuit au galop, sans trop forcer cependant. Il regardait de temps en temps derrière lui pour voir s'il n'était pas suivi, car il n'avait pas l'intention de quitter l'île. Il allait s'éloigner puis contourner cette stupide louve afin de rentrer chez lui.

[ Out ]