Une larme dans la nuit

Une larme dans la nuit.

Pomme quitte la Tanière des Glaces au milieu de la nuit. Il a beau être fatigué par les promenades qu'il effectue quotidiennement sur les terres du Kohinoor, afin de se familiariser avec elles, il commence à redouter la tombée du jour. Il a des difficultés à trouver le sommeil, le soir venu. C'est comme... C'est comme s'il était plein de souvenirs, auxquels il essaie de ne pas prêter attention, lorsque la lumière solaire se répand sur l'île ; mais qui resurgissent invariablement la nuit, quand il est inoccupé. Au vu du froid perpétuel qui règne sur Kohinoor, le grand loup gris préfère dormir dans la Tanière des Glaces, où, au moins, la température est un rien moins basse qu'à l'extérieur. Pomme se surprend à regretter le climat plus doux de son pays d'origine. Il n'aurait jamais dû s'installer ici. Mais avait-il véritablement le choix ? Il a opté pour le Kohinoor afin de suivre Eira, afin de ne pas devoir se rendre seul dans un tribu complètement inconnue.

Une fois hors de la Tanière des Glaces, Pomme traverse le sous-bois qui l'entoure, et où de nombreuses odeurs canines se mélangent. La clarté de la lune lui indique le chemin à prendre, et le grand loup gris avance dans la poudreuse, d'une allure mal assurée. Ses oreilles sont droites sur sa tête, prêtes à capter le moindre bruit incongru. Ses yeux dorés fouillent les alentours avec un regard apeuré. Pomme ne se sent pas chez lui, dans ces terres glacées. Il a l'impression d'être maladroit, d'être intrus. Il tente de s'adapter, mais pour une fois, sa bonne volonté est refroidie. Il n'a pas tant envie de faire des efforts ; après tout, il n'a pas demandé à être ici !

Peut-être deux ou trois semaines se sont écoulées depuis son arrivée ? Pomme ne sait pas très bien. Il sait juste qu'il a le mal du pays, qu'il a envie de revoir sa meute d'origine. Il songe que ce qu'il lui arrive n'est pas juste. Il était bien, autrefois. Il faisait de son mieux. Pourquoi a-t-on dû tout lui arracher ? Qui avait ce dessein ? Le grand loup gris ne comprend pas. Au cours de sa marche nocturne, il n'entend que le bruit du vent, celui de ses pas dans la neige, et son souffle haletant. Quand une lointaine chouette se met à hululer, il se fige, effrayé. Pomme n'aime pas l'île. Il a la sensation - renforcée par la nuit - qu'un danger va lui fondre dessus à tout instant.

Il est déjà fort éloigné de la Tanière des Glaces, et se trouve près d'une espèce de montagne, qui lui rappelle celle de sa meute de jadis. Pris de mélancolie, Pomme se surprend à l'escalader. Son ascension lui demande de grands efforts et un certain temps. Plusieurs fois, il manque tomber du Col de l'Ulfric. Mais sa persévérance est récompensée lorsqu'il parvient au sommet de celui-ci. Pomme peut embrasser du regard le paysage en dessous de lui. Il fait très froid, à cette altitude, et respirer lui pique la truffe. Pomme se sent un peu étourdi. Il s'assied un moment, puis se relève, et trottine sans hâte dans la neige dure.

Son regard finit par remarquer une masse sombre couchée dans la neige, une masse qui sent le loup mâle. Pomme s'approche un peu, constate qu'il est tout près d'un imposant loup, qui paraît endormi. Pomme l'observe, sans oser s'approcher davantage. Il finit par s'asseoir à nouveau, et par reporter son attention sur la lune blanche, quelquefois voilée par un nuage.

Une larme dans la nuit.

Pomme a un sursaut quand le loup, qui avait l'air de dormir paisiblement, revient à la vie et se dresse sur ses pattes. Lui-même reste assis, se ramassant le plus possible sur lui-même afin d'avoir moins froid. Bon sang ! Jamais le grand loup gris n'a connu une température aussi rude. Sa fine fourrure d'été n'est vraiment pas de taille à l'affronter. Le museau un peu baissé, Pomme entend le grand loup près de lui se racler la gorge, puis lui souhaiter le bonsoir et lui demander ce qu'il fait ici. A vrai dire, Pomme l'ignore lui-même. Que fait-il au Kohinoor ? Sur Sarkan ? « Bonsoir » répond-il d'une voix peu élevée, avant de caler. La posture dominante de son interlocuteur ne le rassure pas beaucoup. Peut-être est-ce le loup alpha ?

« Je suis ici parce que je ne savais pas dormir » explique Pomme avec humilité. Cependant, il doute que sa réplique convienne au grand mâle. « Je voulais pas vous déranger, pardon » ajoute-t-il d'un ton empressé, en se levant lentement à son tour. Si l'imposant loup à la fourrure sombre lui ordonne de déguerpir, lui montre les crocs et gronde, il fuira. Peu rassuré, Pomme recule de plusieurs pas, sur ses gardes. Il n'aime pas se battre, et regrette d'avoir quitté la Tanière des Glaces. Tout est décidément très froid au Kohinoor. Les loups, les paysages. Si son arrivée sur Sarkan est une punition ; eh bien, elle est réussie.

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Pomme est un peu rassuré lorsque le grand mâle lui assure ne pas lui en vouloir pour l'avoir réveillé. Un sourire vient même poindre sur ses babines, et ce geste suffit pour rasséréner Pomme, qui à son tour esquisse un sourire timide. Le puissant mâle s'assied, affichant une expression légèrement moins dominante, mais demeurant malgré tout noble. Alors qu'il lève la tête vers le ciel, Pomme distingue un air nostalgique, voire triste, accablé, sur son visage. Le grand mâle lui demande, sans logique apparente, de quoi ses pensées sont faites. Pomme est si surpris par cette question qu'il ne trouve tout simplement rien à y répondre. « A... A quoi je pense ? » répète-t-il, interloqué. Il ne voit pas la perche que lui tend le loup à la fourrure foncée, il ne voit pas le pont qui lui est proposé pour s'épancher, pour expliquer ses expériences sur Sarkan, son opinion sur l'île.

Le grand mâle se présente, dit se nommer Eorthan. Pomme remarque sa voix lasse, fatiguée, lorsqu'il formule ces quelques mots. « Je suis Pomme » répond-il, heureux d'abandonner la première question. Au moins, quand Eorthan lui a demandé son nom, pouvait-il répondre aussitôt, sans avoir besoin de mettre des formes ou de réfléchir. Pomme se rapproche quelque peu du loup sombre, pour s'asseoir à un mètre ou deux, veillant à étrécir la distance entre eux tout en la conservant. « Vous vous plaisez ici ? » interroge-t-il à son tour, ayant envie d'entendre quelqu'un lui dire oh non, je voudrais être de retour chez moi, quelqu'un qui aurait un désir similaire au sien.

« Vous avez pas l'impression que... Que vous êtes ici à cause de ce que vous avez fait avant ? » demande encore Pomme, peinant à trouver les mots pour exposer ce qu'il veut dire. Comment communiquer à Eorthan que lui, lui a bel et bien cette impression d'être sur l'île pour purger une peine, pour expier le fait qu'il a tué son frère, il y a si longtemps.

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Pomme remarque l'expression lointaine d'Eorthan. C'est étrange, il sourit, il se tient droit, mais c'est comme s'il n'était pas vraiment là. Pomme se demande même s'il a entendu ses paroles. Apparemment oui, car il s'exprime bientôt, disant se plaire au Kohinoor, d'avoir l'impression qu'être sur l'île est une seconde chance qui lui est offerte. Il avoue cependant ressentir comme un manque - mais lequel ? Il ne sait pas le définir lui-même. « Vous dites que vous aimez bien être ici » réplique Pomme, « mais vous avez l'air triste. » La voix d'Eorthan est rauque, et rappelle à Pomme celle de quelqu'un venant de céder à une crise de larmes. Peut-être est-ce le cas ? Il l'ignore.

Eorthan écarte l'hypothèse de l'expiation d'une faute - laquelle serait une raison d'être arrivé sur Sarkan. Il donne pour argument le fait que des loups du Kohinoor semblent totalement innocents - de quoi les punir, alors ? Il prend l'exemple de Siss'Hela. Pomme revoit la jolie louve crème. Elle riait énormément, elle avait l'air sincèrement heureuse - elle n'avait pas besoin de le dire, cela se voyait. « Oui, c'est vrai » concède-t-il, mais sa voix trahit son manque de certitude. « Mais... » ajoute-t-il avant de s'interrompre et de se taire. Il ne peut pas le divulguer à Eorthan. Ce dernier est un inconnu, et il vaut mieux qu'il reste inculte des actes de Pomme. Il vaut mieux qu'il n'apprenne rien.

Eorthan s'est levé, il s'étire comme s'il sortait d'un long sommeil. Pomme, quant à lui, ne peut réprimer un bâillement. Il est fatigué, mais c'est une sorte de fatigue nerveuse, et il se sent trop tendu que pour s'endormir paisiblement au Col de l'Ulfric. Et puis, il fait bien trop froid. Pomme reste assis, regarde le grand mâle qu'est Eorthan. Il se demande quel manque ce dernier peut ressentir ; il est fort, imposant, dominant. Qu'est-ce qui lui barre la route ?

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Eorthan ne relève pas la remarque de Pomme. Il s'éloigne de quelques pas dans la neige et, ne comprenant pas pourquoi il s'en va de cette façon, Pomme se dresse sur ses pattes avant de le poursuivre d'un : « Eh ! Vous allez où ? » Cependant, Eorthan ne se déplace pas bien loin. S'arrêtant là où il était étendu peu de temps auparavant, il se laisse emporter par des paroles philosophiques. Pomme, qui l'a rejoint, le regarde sans vraiment saisir le sens de ces dernières. Que signifie l'innocence est la plus grande illusion qui puisse exister ? En revanche, Pomme acquiesce vigoureusement à chaque phrase du grand mâle, parce qu'il donne l'impression d'être convaincu par ses dires. Sa voix est même celle de la confidence. Lorsqu'il affirme qu'il n'y a qu'en se délivrant du passé que l'on peut vivre pleinement, son interlocuteur se fend d'un « Ah bon ? » captivé. Le pauvre Pomme, bien que trouvant les phrases d'Eorthan fort jolies, ne comprend décidément pas le message qu'elles délivrent - si tant est qu'il y en ait un.

Eorthan est étrange. Pomme le regarde s'asseoir, lui-même demeurant debout, attendant la suite des citations imprégnées de bons sentiments. Néanmoins, la phrase suivante du grand mâle n'en est pas une. Il lui demande, sans la moindre logique, si Pomme se plaît au Kohinoor. « Ben, je ne sais pas vraiment » avoue l'intéressé, un peu sur ses gardes. Il balaie de la patte la neige, s'aperçoit que la couche est si grande qu'il n'atteint pas facilement l'herbe. « C'est sûr qu'il y a du bien là-dedans. Par exemple, je n'ai plus Thonolan pour m'embêter. Il était méchant, vous savez, il venait toujours me tourner en bourrique. » Un soupir échappe à Pomme à l'évocation de son ancien alpha. « Mais y avait aussi Frazie et Nezzie, et elles je les aimais bien. Elles me laissaient tranquille. Et puis parfois, elles parlaient entre elles, juste comme ça, et moi je les écoutais. J'aimais bien. » Un léger sourire naît sur les babines de Pomme, un sourire nostalgique qui, du reste, s'efface bien vite. « J'sais pas pourquoi elles ne sont pas avec moi. Thonolan, les humains l'ont tué, donc lui ça va. Mais Frazie et Nezzie ?... » Pomme lève le regard vers le ciel, comme si les étoiles contenaient la réponse à sa question.

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Eorthan affirme qu'il comprend. Cependant, sa voix n'est pas douce, bien au contraire. Rauque, presque âpre, elle fait craindre à Pomme une faute de sa part. Eorthan comprend-il vraiment ? Pomme n'est certain de rien. Il regarde le grand mâle sombre se lever pour la dix millième fois, tout en se disant désolé que lui, Pomme, soit sur Sarkan. Il dit être presque persuadé qu'un retour en arrière est impossible, mais espérer qu'un jour, Pomme soit heureux sur l'île. Ce dernier acquiesce à nouveau avec vigueur. Oui, peut-être un jour sera-t-il bien sur Sarkan. Peut-être passera-t-il ses journées à manger et dormir, sans remuer, étendu au soleil, entouré de camarades de meute qui l'apprécieraient. Il semble fort difficile de prédire si Eorthan sera parmi eux. Effectivement, le puissant mâle fixe Pomme avec un drôle d'air exténué, presque mort, qui effraie un peu son interlocuteur.

Contre toute attente, le surprenant Eorthan lui affirme que s'il a besoin d'aide ou d'une oreille attentive, il est là. Pomme est très surpris par cette marque d'amitié, et riant légèrement, il répond avec sincérité : « Ben merci, Eorthan. J'en demandais pas tant. » Parce qu'il est un imbécile, Pomme songe d'un air ingénu qu'Eorthan pourrait devenir, tout compte fait, son ami. Un ami bien bizarre, avec une voix très rauque et la manie de bouger tout le temps, mais un ami malgré tout. Un sourire naît sur les babines du pseudo-nouvel ami, un sourire complètement faux qui cependant dupe Pomme avec facilité. Ce qu'il voit, lui, est un sourire plein de bonnes intentions. Eorthan lui demande, avec sa façon peu commune de passer du coq à l'âne en dix secondes, quel est son poste au sein du Kohinoor. « Je suis équarrisseur » l'informe Pomme qui regrette qu'un mot si important ait une signification si peu valorisante. « Si je trouve une carcasse en bon état, je l'amène pour la réserve de la meute. Je peux aussi accompagner Eira à la chasse. Elle est gentille, c'est elle qui m'a expliqué tout sur ici » explique-t-il, avec une petite pensée pour la patiente Eira.

Un second bâillement échappe à Pomme. « J'suis vanné » dit-il à Eorthan, « et la Tanière des Glaces est pas tout près. » Pomme jette un regard vers le bas du Col de l'Ulfric. Il n'a pas tellement envie de risquer sa peau à tout redescendre dans le noir - il a déjà manqué s'écraser au sol durant la montée. « Ca vous ennuie pas si je dors près de vous ? » demande-t-il, espérant qu'Eorthan l'acceptera, car il n'a vraiment pas envie de dormir tout seul.

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Pomme remarque l'hésitation d'Eorthan, cependant ce dernier finit par accepter sa requête. Du moment que Pomme se tient à quelques mètres de distance, affirme-t-il, dormir à ses côtés ne le dérange pas. Et, comme s'il attendait cela depuis bien longtemps, Eorthan retourne s'étendre là où il dormait avant que Pomme ne vienne le déranger. En un rien de temps, il s'est rendormi. Pomme s'approche de lui, respectant scrupuleusement les deux mètres imposés. Là, il se couche sur le ventre, les pattes ramenées sous son corps pour avoir plus chaud (un instant, il envie Eorthan et sa fourrure épaisse). Cela fait, il regarde autour de lui, une brise froide hérissant les poils de son dos. Pomme songe, réfléchit, se remémore les rencontres effectuées depuis son arrivée sur l'île. Peut-être finira-t-il réellement par s'accoutumer à celle-ci, et s'y plaire.

Pomme a décidément bien froid. Même roulé en boule, même la queue sur le museau, il peine à s'endormir. Se relevant, il brûle quelques dizaines de centimètres fatidiques, puis se recouche. Désormais plus proche d'Eorthan, il se sent moins alerté par le sifflement du vent, par les lointains hululements d'oiseaux nocturnes. La présence de son nouvel "ami" à la fourrure sombre le rassure, et enfin il réussit à s'assoupir. Lorsqu'il s'éveillera, plusieurs heures ensuite, il aura l'habituel sursaut de surprise en se rendant compte qu'il est en terrain inconnu.