This race is a prophecy

Sa mission le menèrent au coeur de la forêt d'Iselwyn. Se déplaçant silencieusement au milieu des fourrés, la lune perçant au travers des branches à peine bourgeonnantes, le mâle aux yeux flamboyants suivait le chemin tracé par l'invisible. Toujours droit, il vit se profiler la tanière des Iselwyn de laquelle il ne s'approcha pas.

Le mâle se contenta de s'asseoir près d'un arbre faisant face à la tanière, et il attendit. Elle viendrait. La mi-nuit était à peine dépassée, le vent ici était plus vif, il chantait entre les troncs. Les branches faisaient le même bruit... Les arbres ne vieillissaient pas à la même vitesse.

La demi-lune trônait dans le ciel hivernal sans un seul nuage. C'était une nuit calme, un peu fraîche.

Deux yeux verts percèrent dans l'obscurité de la tanière, curieux échos à la blanche lune illuminant les cieux. Azarah, inquiète de la présence d'une ombre floue et inconnue aux abords du refuge, sortit prudemment de la cavité, la fourrure hérissée et les babines découvertes sur un rictus d'avertissement. Prête à protéger la meute au péril de sa vie, la louve leva son museau pour humer l'atmosphère ambiante, à la recherche d'effluves ou d'odeurs révélatrices. Ce qu'elle capta la fit se détendre, et plus encore quand son regard remarqua dans l'ombre deux lueurs de feu et d'or mêlés.

Le loup. Celui dont elle ignorait le nom, mais dont elle savait qu'elle n'avait rien à craindre, elle ou les autres. Il était là pour... elle l'ignorait encore, mais certainement pas pour lui faire du mal.
Aussi s'avança-t-elle sans craintes ni réticences vers l'étrange créature, avec toutefois une légère apréhension. Elle se planta devant l'animal, avant de s'asseoir calmement. Un instant, le silence des forêts ne fut troublé que par leur respirations lentes et leur souffles murmurant. Puis, elle osa demander :
"Que fais-tu là ?"

Pas de bonjour, de formules de politesse. Elle souhaitait être directe et il lui semblait que le mâle gris le souhaitait aussi. Elle attendit donc une réponse, le coeur battant.

La louve noire fut la seule à ne pas le saluer. A ne pas souhaiter prendre son temps, mais à vouloir aller droit au but. L'agenda de Morpheus pour cette nuit suivait un tempo plutôt bien suivi jusque là. Tant d'heures pour trois Alphas, ce n'était pas une affaire compliquée. Mais Morpheus était un être un peu routinier. Surtout ici, sur Sarkan.

"Bonsoir, Azarah, Alpha d'Iselwyn"

Il fit une pause d'à peine une seconde avant de reprendre la parole.

"Je suis chargé de te délivrer un message, ainsi qu'à tous les autres Alphas de Sarkan. D'ici trois cycles de lune et de soleil, tu commenceras à te sentir tendue. Ce phénomène est lié à la prochaine pleine lune, la Lune du Corbeau, comme elle est nommée parfois. Cette lune est synonyme de tension pour tous les Alphas de l'île."

Il répéta pour la seconde fois l'ancienne prophétie.

"A chaque Lune du Corbeau ; chaque Alpha prendra la mesure de son fardeau ; endossant la lourde pelisse du loup soucieux ; son poids le poussera parfois à observer son voisin, envieux."

Azarah se révéla être un auditorat agité, pensif. Inquiet ? Il ne se serait pas prononcé sur ce qui provoquait une telle manifestation chez la louve noire. Cela n'avait jamais été la question en cette nuit.

"La louve-corbeau" répéta Morpheus.

Si il avait été un loup classique, on l'aurait sans doute dit incrédule face à cette auto-désignation. Mais venant du loup gris, cela semblait être juste une répétition, sans affect. Il était plus facile de parler à un loup qui n'avait rien d'amical en apparence.

"Je suis Morpheus, comme tu l'avais déduit par toi-même, effectivement. Concernant la prophétie, elle a été énoncée il y a longtemps. Tu as été la seconde prévenue. Chaque Alpha est prévenu en une seule nuit, à la mi-lune."

Sa demande sembla provoquer une solidification plus forte encore du regard de Morpheus. Il était étrange qu'un loup pense pouvoir influer sur ce qui se déroulait, ce qui devait être. Il y en avait, parfois, des comme ça. Qui se battaient contre le destin. Parfois même, certains gagnaient.

"Je fais ce qui doit être fait. Vu que cette période de tension ne concerne que les Alphas, un Alpha de chaque meute est prévenu, puis je retrouve ma nature moins physique."

Il inspira, puis expira, avant de planter son regard dans celui d'Azarah.

"As-tu une question, Azarah d'Iselwyn ?"

Malgré le masque étrange qui recouvrait l'animal, Azarah perçut les quelques émotions qui parcoururent le regard feu et or de Morpheus. Cela la rassura légèrement, de savoir que même cette créature mystique était capable d'éprouver, ne serait qu'une ébauche, des sentiments.
Elle écouta attentivement tout ce qu'il disait. Ses paroles étaient toujours aussi impénétrables et mystérieuses, mais au moins avait-elle saisi le plus important.

Lorsqu'il lui demanda si elle avait des question, l'Alpha commença par secouer la tête. Non, elle savait tout ce qu'elle devait savoir. Puis, une étrange question lui vint à l'esprit, si bien que, malgré son importance, elle resta un moment silencieuse avant de laposer :
"Et si... Un jour, un habitant de Sarkan contrariait ta... créatrice ? Que se passerait-il ?"
La louve n'aimait pas qu'une entité puissante régisse sa propre vie, ou celle des autres. Mais il était indéniable que, si Morpheus ne mentait pas, alors sa souveraine était aussi réelle qu'importante. Et elle n'avait malheureusement pas le sentiment que le loup lui raconte des inepties...

Morpheus serait toujours enchanté par la capacité qu'avaient les loups en chair, en os, en vie unique... Celle de le surprendre. Et en effet, il fut surpris par ce que lui demanda Azarah. Sur Sarkan, certains se révélaient plus "mystiques" que les autres. Plus facilement touchés par les événements qui frôlaient un monde invisible, inconnu.

"Il faut aller très loin, pour la mettre en colère. Je ne me souviens pas de la dernière fois où cela s'est produit, c'est pour dire. C'est aussi le principe du spectateur. Sauf qu'il arrive qu'elle soit aussi à l'origine du chaos qui produit une nouvelle stabilité."

Il chercha dans sa mémoire les bribes de souvenirs, et finit par répondre, creusant toujours dans son esprit.

"La seule fois où c'est arrivé, les proies ont commencé à mourir. Ensuite, les loups les plus forts sont devenu fous, se sont retournés les uns contre les autres, sans souci de meute. Ces loups, forts, sont devenus des cauchemars pour la totalité de l'île. L'adjectif lunatique n'a jamais aussi bien porté son nom qu'avec ce qui s'est déroulé. La population de Sarkan a été drastiquement réduite. Ceux qu'elle voulait sauver ont été placés sur... Une extension. Je ne peux pas en dire plus. Mais elle a coupé le lien entre les deux zones. Les loups fous ont terminé par mourir de faim, et de leurs blessures. Les autres loups, les sauvés, ont été remis sur l'île. Les proies sont remontées, petit à petit."

Des heures sombres, où il n'était intervenu que deux ou trois fois. De drôles d'interventions, d'ailleurs... Il frissonna.

"La connaissant, si un seul loup la contrarie, elle fera en sorte qu'il perde la tête. Qu'il perde ses repères. Un peu comme une fièvre, mais sans les affres de la maladie physique. Si c'est un groupe... Entre le tarissement des sources, l'envoi de légions de loups comme moi uniquement destinés à punir, et les empoisonnements... Rien n'empêche une bête malade de se réveiller sur Sarkan. Et de contaminer l'eau de l'île par son cadavre. C'est triste, mais c'est très possible."

Azarah, au fur et à mesure du discours effrayant que relatait Morpheus, frissonnait, à la fois de peur et d'inquiétude pour la meute, mais aussi de colère envers la "Créatrice". Qui était-elle pour condamner ainsi des loups ?! Comment un être pensant, qu'il soit de ce monde ou d'un autre, pouvait se juger digne de décider ainsi de la vie de créatures intelligentes et libres ? La colère enflait dans ses yeux.

Mais elle décida de se taire. Pour le bien de la meute. Si l'entité décidait de se venger sur Iselwyn, lorsqu'elle exprimerait sa colère ? Pour cela, et uniquement pour cette région, la louve se tut.
Elle se fit l'effet d'une louve lâche, indigne, méprisable.
Finalement, elle ne put se contenir et lâcha d'une voix froide :
"J'espère qu'elle a de bonnes raisons d'intervenir ainsi."

Ce fut tout ce qu'elle prononça, mais dans cette phrase était contenue toute la rage qu'elle ne pouvait pas maîtriser.
Ce qui faisait beaucoup, beaucoup d'émotion.

Morpheus tourna son regard luisant vers Azarah, un léger sourire aux lèvres.

"Que ferais-tu, si une personne massacrait les tiens ? Que ferais-tu, si un loup venait s'approprier tes actions ? Que ferais-tu, si un loup venait cracher sur ton visage ? Ne serais-tu pas en colère ? Ne ferais-tu pas tout pour te venger ?"

Son sourire resta le même. Il ne contenait pas de joie, juste une certaine indulgence.

"Et si tu pouvais tous vous sauver d'une menace tellement énorme qu'elle vous anéantirait, au prix de petits sacrifices, ne le ferais-tu pas ? Choisirais-tu l'inéluctable, ou la survie ?"

Il secoua la tête et regarda le ciel.

"Les colères sont rares. Très rares. Inexistantes, je dirais même. La tension qui vient vers Sarkan n'est pas Son fait. Il est lié à quelque chose qu'on ne peut pas influencer. Ni Dieu, ni Diable. L'équilibre. Pour la vie, il faut la mort. Pour la guerre, il faut la paix. L'influence de cette lune vengeresse et furieuse sera suivie d'influences bien plus bénéfiques, tu peux en être certaine. La Lune de Corbeau n'a pas été ma seule prophétie."

Morpheus lança un regard presque tendre à Azarah, comme on regarde un louveteau jouer avec un bâton.

"Tu peux La maudire, La prier, L'invectiver. Lever les yeux vers Elle. Ne penses-tu pas que parfois, les membres de la meute maudissent l'Alpha ? Mais l'Alpha pardonne presque toujours, sauf lorsque la faute est trop grave."

Azarah, au fur et à mesure des réponses de Morpheus, se calma progressivement. Elle dut convenir que le loup mystique avait raison : elle aurait sans doute réagit de même. Alors, qui était-elle pour juger.
Mais le sourire condescendant qu'il lâcha la vexa, et elle eut du mal à se maîtriser.
Elle était de celles qui détestaient qu'on les prenne de haut. Qui voulaient qu'on les respecte. Aussi, l'attitude du loup la fit se hérisser. Mais elle répliqua :
"Tu as raison. Excuses-moi, j'aurais sans doute réagit de la même manière."

Elle resta un instant silencieuse, ruminant ses pensées. Puis, plongea de nouveau son regard gris dans les yeux brillant du mâle.
"Mais j'avais peur que nous ne soyons que des jouets pour ta Créatrice.Juste... Un passe-temps, qu'elle utiliserait à son gré. Et nous ne le sommes pas." termina-t-elle en ponctuant chacun de ses mots d'un regard assassin.
De nouveau, ses sentiments flamboyèrent, mais elle sut se maîtriser.

"Bien." reprit-elle en voyant l'aurore poindre doucement."Le jour vient, la nuit passe, ceux de ma meute vont se réveiller. Je ne voudrais pas qu'ils s'inquiètent. Merci encore."
La louve se leva, plongea une dernière fois ses yeux dans ceux feux et or de la créature, avant de faire volte-face pour se diriger vers la tanière. Au seuil du refuge, cependant, elle s'immobilisa.
Elle ponctuait toujours ses sorties d'une réplique, d'un salut, d'une bénédiction. Aujourd'hui était un jour comme un autre. Cela-dit, quelle phrase adresser à un loup tel que lui ?
"Que tes sentiments comme ta vue ne flétrissent jamais, et que Sarkan t’accueille bientôt encore." dit-elle finalement en disparaissant dans les ombres.