J'ai faim... - Libre

Dehors, elle avait vu la zone devenir crépusculaire. Puis rien. Cela faisait deux jours qu'elle n'avait pas dormi et elle avait une faim de loup, mais se sentait malade à la fois. Elle avait failli se sentir limite prise de vertige...

Elle se mit donc à suivre le boyau allant vers Neona... Ayant senti une trace de rat fraîche. Au moins, il y avait peu de possibilités pour le rat de s'échapper. Il lui fallut un moment pour l'attraper, trois essais qui l'épuisèrent. Elle dévora sa prise, un gros rat noir dodu, l'avalant presque d'une traite...

Luan se coucha contre un côté du boyau, tentant de garder son repas. Elle se sentait comme... Perdue. Ou plutôt, comme si son corps et son univers n'allaient pas au même rythme, que quelque chose clochait. La nausée reflua. L'instinct de survie était plus fort que tout et elle avait besoin de manger.

Hécate cherchait de quoi se nourrir. L'absence de la Lune dans le ciel la perturbait beaucoup, et elle avait peur de quitter la normalité des souterrains - en plus de cela, elle n'osait pas aller sur le territoire d'une meute pour le moment. Elle devait donc réussir à attraper un rat, mais c'était plus facile à dire qu'à faire. La jeune louve avait atteint ses un an, mais elle manquait cruellement d'expérience et accumulait les échecs. Sa première proie avait était un coup de chance qu'elle n'avait pas réussi à renouveler.

Elle refusait pourtant de renoncer, sachant qu'elle allait avoir terriblement besoin d'être capable de subvenir à ses propres besoins en tant que solitaire. Sa mère ne serait pas toujours là pour l'aider.

C'est pourquoi elle courait après un rat, tentant de l'attraper entre ses mâchoires ou de le plaquer au sol avec ses pattes. Malheureusement, elle ne rencontrait guère de succès dans son entreprise. La rat savait utiliser sa petite taille et les couloirs tortueux à la perfection, alors qu'elle dérapait souvent et se retrouvait à devoir piler pour ne pas percuter le parois. Très concentrée, elle ne remarqua pas la forme couchée de Luan; du moins pas jusqu'à ce qu'il lui soit devenu impossible de s'arrêter à temps. Avec un glapissement, Hécate choisit la seconde meilleure option et sauta sur le côté, au-dessus de la guérisseuse. De ce fait, elle ne percuta pas son aînée mais elle perdit complètement la trace de son rat.

Luan ne se rendit compte de la présence d'Hécate qu'une fois qu'elle fut revenue à elle. Et les cabrioles de cette dernière lui avait échappées.

- Oh, Hécate... C'est toi.

Elle avait l'air maigre, elle aussi. Ou peut-être que Luan transposait son état à tous les loups devant elle. N'empêche qu'elle trouvait ça dur de chasser des rats. Pour l'instant, elle n'en avait plus aucun moyen. Le temps que le rat fasse effet, elle resterait là.

- Tu allais vers Neona ? Je crois que j'ai complètement zappé ta présence en chassant en rat. J'ai tellement la dalle...

Peut-être qu'en vendant sa croupe aux Renégats, ils lui fileraient à manger. Non, aucune chance. Et cette idée était quand même un peu répugnante. Ils n'étaient pas très appétissant, même pendant les chaleurs.

Hécate lâcha un discret soupir de soulagement en réalisant que Luan n'avait pas remarqué que son élève avait bien failli la percuter. Eh bien, c'était quelque chose qu'elle ne mentionnerait jamais, y compris sur la torture. C'était trop embarrassant. Vraiment, comment avait-elle pu manquer de percuter la louve immobile? C'était faire preuve d'une maladresse humiliante. Oui, en fait, ça n'avait jamais existé, seulement dans son imagination. C'était mieux ainsi.

« Bonjour, maîtresse! J'essayais moi-même d'attraper un rat, mais je ne suis pas très douée... »

Maîtresse, oui. Après tout Luan était celle qui lui apprenait plein de choses sur l'art de la guérison, alors il était hors de question qu'elle ne lui montre pas le respect approprié; ce qui dans l'esprit d'Hécate passait par affubler la solitaire de titres plus ou moins extravagants selon l'humeur. Là, Hécate était plutôt fatiguée de sa chasse ratée, et elle alla elle aussi s'allonger, quelque peu découragée face à ses échecs répétés. Elle se reposerait un peu avant de repartir à l'attaque.

« Est-ce que les proies de la surface sont plus faciles à chasser? » demanda la petite louve grise.

Hécate connaissait le goût d'autres nourritures que les rats, car il arrivait que Lilith aille chasser sur les terres de meute. Cependant, elle n'avait jamais vraiment reçu de leçons sur la chasse aux grosses proies et n'avait pas de quoi s'entraîner pour les petites.

Luan secoua la tête.

- Pas vraiment. Disons que le problème ce n'est pas la proie. C'est de manger assez pour chasser la suivante. Nous les solitaires, on a tendance à avoir plus de mal à garder la forme pour chasser.

Elle soupira et se releva. Le rat faisait un peu son effet mais elle voulait profiter de ce regain d'énergie pour faire quelque chose de constructif.

- Les grosses proies oui. Enfin, les grosses proies demandent plus d'un loup. Les petites proies comme les lapins, les tamias, les marmottes, tout ça, c'est facile. Mais le problème c'est de chasser sur les terres des meutes. C'est problématique.

Luan soupira. Elle avait faim, encore. Mais elle n'avait pas de quoi se précipiter vers un autre rat pour l'instant.

- Le truc pour chasser le rat c'est de profiter des bonds qu'on peut faire. Et essayer de connaître les trous où ils se cachent pour les anticiper, leur bloquer le chemin. A part ça... Il y a juste l'habitude je pense.

Et ne pas se fatiguer pour rien.

Hécate - et toute sa famille solitaire - avait la chance de pouvoir compter sur le soutien des oncles et tantes qui faisaient partie d'une meute et qui parfois, comme son oncle Ymir, les aidaient à trouver assez de nourriture pour tout le monde. La louvette savait que ce dernier contribuait à leur approvisionnement en rats. Ou, du moins il l'avait fait pendant leur enfance. Il était fort probable qu'il arrête maintenant qu'ils étaient tous grands...

« Mais toi, tu arrives à avoir de la nourriture en échange des soins que tu prodigues, n'est-ce pas? Et malgré ça tu as quand même des problèmes pour trouver à manger? » s'inquiéta Hécate.

La louvette pensait qu'en devenant elle-même guérisseuse, elle pourrait profiter de ce genre de ressource. Manifestement, cela ne suffisait pas - et cela renforçait d'autant plus son intérêt à intégrer une meute. Elle aimait la liberté, oui, mais pas vraiment au point d'avoir régulièrement le ventre vide.

« Tu es déjà allée chasser sur les terres d'une meute? Moi, je n'ose même pas y passer, j'ai trop peur de tomber sur des gardiens agressifs... »

Luan s'était relevée, et Hécate l'imita, quelque peu incertaine sur la raison qui avait poussée son aînée à se redresser mais préférant suivre le mouvement malgré tout. Encore jeune, Hécate apprenait beaucoup par imitation et ne s'était pas encore débarrassée de cette habitude. En tout cas, elle prit bonne note des conseils de la solitaire et se promit de les appliquer à la lettre la prochaine fois qu'elle chasserait... malgré tout, ils ressemblaient beaucoup à ceux qu'elle connaissait déjà et qu'elle ne cessait d'oublier dans le feu de l'action. Luan avait certainement raison, il lui fallait de l'entraînement!

Luan secoua la tête.

- Je ne reçois pas de nourriture des Renégats. J'ai le droit de rester dans leur zone et en principe, je ne risque pas d'être tuée ni prise pour cible par un contrat. J'ai aussi parfois des plantes qui me sont données. Mais sinon, c'est les autres que les Renégats qui doivent payer. Et parfois, ils le font pas. Par exemple, j'attends un paiement d'Annalee et ça traîne.

Elle secoua la tête, ses traits se durcissant.

- Ils ont intérêt de trouver un autre guérisseur, car tant que je n'aurai pas eu le paiement, aucun Annalee n'aura de soin de ma part. C'est comme ça, la vie. Mais voilà, en attendant, je n'ai rien.

Luan secoua la tête pour répondre par la négative.

- Je ne me vois pas aller chasser sur une terre de meute. J'ai trop peu le courage de me battre et les meutes ont souvent une façon très... Déplaisante de chasser un mangeur de réserve. Sans compter qu'ils rappliquent vite au premier hurlement d'alerte. Je céderai peut-être si je suis vraiment trop affamée, mais sinon je m'abstiendrai.

Pas question de finir sans être capable de soigner. Son utilité pour les Renégats en serait considérablement baissée.

Ces Renégats avaient vraiment l'air d'une bande d'enfoirés... comment espéraient-ils conserver des soins de haute qualité s'ils ne permettaient pas à la guérisseuse d'en vivre? C'était idiot. Hécate se fit alors l'opinion qu'il ne s'agissait que de crétins. Elle fut surprise d'apprendre que même des loups de meute ne payaient pas, et elle approuva de la tête la décision de Luan de ne plus fournir de soins à cette meute tant qu'elle n'aurait pas été payée. La vie de solitaire était dure, et si ceux qui profitaient de ses services ne l'aidaient pas, ils ne méritaient pas d'en profiter une deuxième fois. La louve gris pâle se demanda toutefois si elle serait, elle, capable de laisser un loup mourir pour de telles raisons... sans doute que oui, en fait, car elle n'avait pas envie d'être considérée comme une bonne poire. Un seul exemple de ce genre et il n'y aurait sans doute plus de problèmes...

« Qu'est-ce que tu demandes comme paiement? Seulement des proies, ou autre chose parfois? » interrogea Hécate, curieuse. « Et tu n'as jamais eu envie d'intégrer une meute pour ne plus souffrir de la faim? En tant que guérisseuse, ça ne doit pas être trop difficile d'être accepté dans l'une d'elles, non? »

Hécate savait que sa mère refusait absolument l'idée d'aller en meute parce qu'elle chérissait sa liberté et son indépendance. Elle se demandait, toutefois, si d'autres solitaires pouvaient avoir d'autres raisons, ou s'ils étaient tous solitaires parce que férus de liberté. De son point de vue, l'autonomie était une chose géniale, et elle adorait faire ce qu'elle voulait, mais elle trouvait que ce n'était peut-être pas la peine d'endurer les problèmes de la solitude seulement pour ça...

Luan entendit son estomac gargouiller. Même si elle avait mangé un rat, cela ne faisait pas grand chose pour un loup.

- Depuis que je suis sur Sarkan, je ne demande que des choses à manger, tu comprends pourquoi. Il y a peu à manger pour les solitaires ici et on ne peut pas changer d'endroit pour tenter de se faire un petit coin tranquille.

C'était bien tout le problème de cette île. Aucune possibilité de se retrouver dans un endroit sans l'influence des meutes mais avec des proies. Autres que des rats. Cela faisait du bien, un lapin. Un lièvre. Une taupe.

Miam.

- Je vivais avec mon mentor, qui s'est retrouvé être aussi l'amour de ma vie, sans aucun doute, Karsten. Ensemble nous étions toujours sur les routes, sauf en cas d'hivers difficiles. Dans ce cas, nous restions auprès d'une meute. En échange de soins, vu que nous avions un stock que nous prenions avec nous, nous avions de la nourriture. Puis aux beaux jours, nous repartions. On nous donnait de la nourriture, un droit de passage ou de chasse, parce qu'ils savaient que nous partions peu de temps après. Mais je peinerais à accepter d'être en meute pour toujours. Je n'ai jamais pensé ni imaginé me mettre en meute.

Luan n'avait aucune envie de suivre aveuglément un Alpha. Elle se contenterait donc des paiements pour ses services et des rats.

- Les meutes me semblent être des carcans que je n'ai pas envie de m'imposer. Mais si je n'ai plus aucune possibilité d'avoir de la nourriture, je n'aurai plus le choix.

Oui, Hécate voyait très bien pourquoi Luan ne demandait que de la nourriture. C'était une denrée rare pour les solitaires... surtout si on parlait d'autre chose que de la viande de rat. Le rat était la seule chose dont ils pouvaient se nourrir à satiété, et cela devenait vraiment lassant au bout d'un moment - sans compter le fait qu'il en fallait beaucoup pour rassasier un loup et que les chasser un par un consumait un temps considérable. Puis Luan entreprit de lui raconter une partie de son passé, du temps où elle ne vivait pas sur l'île de Sarkan. Hécate avait un peu de mal à envisager un monde qui n'était pas Sarkan, car elle n'avait jamais connu rien d'autre... Toutefois, le mode de vie que la solitaire décrivait semblait vraiment agréable. Malheureusement, il était insoutenable sur Sarkan où les solitaires se retrouvaient vite à court de terres vierges sur lesquelles prospérer.

« Sarkan est vraiment difficile pour les solitaires... je ne suis pas sûre d'être faite pour cette vie, » avoua la louve.

Elle aussi aimait l'indépendance et la liberté, et elle avait l'impression de trahir sa mère en songeant à entrer dans une meute. Cependant, elle préférait avoir le ventre plein plutôt qu'être libre d'aller où elle voulait - et puis, aller où? Khthonia, Néona? Tout le reste était inaccessible sous peine de prendre le risque d'être attaquée par une meute. Ou les Renégats.

« En tant que membre d'une meute, on peut aller partout là où un solitaire peut aller, en plus du territoire de sa meute. N'est-ce pas là une plus grande liberté, au final? » s'interrogea Hécate.

Mais alors même qu'elle prononçait ces mots, elle savait qu'ils étaient faux. La liberté de bouger était une chose, mais être solitaire impliquait beaucoup plus de libertés que cela. Comme l'avait dit Luan, une meute représentait un carcan moral, un ensemble de règles à respecter, de supérieurs hiérarchiques et de problèmes uniques au fonctionnement en groupe.

Luan hocha la tête et tenta un petit sourire encourageant à l'adresse de Hécate.

"La vie de solitaire ne peut et ne doit être qu'un choix, quand c'est sur le long terme. Parfois, je me dis que vivre en meute serait effectivement plus simple... Mais on a du mal à perdre ses habitudes."

La vision de la liberté au travers du droit d'aller là où les solitaires ET où la meute allait, était pertinente, même si au final, elle n'était qu'une utopie. Ou peut-être une dystopie pour les solitaires vieux de la vieille.

"La meute te demande parfois de ne pas aller là, ou d'aller là. Mais au final, pour certains solitaires, il n'y a pas de frontière. Certains disent qu'il faut être bête pour se plier aux règles qu'imposent des meutes auxquelles tu appartiens même pas. Pour eux, on va où on veut... Personnellement, j'évite les zones des meutes pour une raison de sécurité, mais avec le fait d'être solitaire, on peut aussi choisir où on va. Par exemple, demain, si je décidais de m'installer euhm... Eh bien sur Neona, j'aurais le droit. Personne ne me dira "Notre meute vit ici, donc tu restes ici". Enfin... C'est simple et compliqué à la fois."

Luan observa autour d'elle.

"On parlera une autre fois, si tu veux bien, de ça ? Quoique, je ne sais pas si il y a grand chose à rajouter."

Les arguments de Luan était plus que valides, et Hécate se retrouva encore plus confuse à propos de ses propres désirs et sentiments qu'elle ne l'était auparavant. Manifestement, elle allait devoir réfléchir longuement à tout cela afin de réaliser un choix éclairé... bien entendu, elle avait encore le temps de se décider. De plus, elle était maintenant tout à fait certaine qu'elle irait rejoindre une meute au moins pendant un temps.

Après tout, comment faire un choix éclairé si on n'a pas expérimenté les deux côtés possibles? Tout ce qu'elle savait sur les meutes provenait d'expériences qu'une autre personne lui avait racontées. Elle devait se faire sa propre opinion et, pour cela, elle devait voir ce qu'il en était par elle-même. Hécate sourit, satisfaite d'avoir atteint une conclusion à son dilemme, même s'il n'était pas encore résolu.

« Je comprends. Et je ferai mon choix moi aussi, quand le temps sera venu et que j'aurai toutes les cartes en main. Merci de tes conseils, en tout cas! »

Hécate recula des quelques pas, puis ajouta:

« Au revoir Luan - et à bientôt, j'espère! » claironna la louvette.

Ensuite, elle s'en alla d'elle-même, rejoignant la grotte aux gemmes où elle résidait avec le reste de sa famille.