C'est ça, l'océan ?

Un voile de chaleur étendait ses longs doigts sur le sol sablonneux. Le doux rythme des vagues s’écrasant sur la côte emplissait l’atmosphère. Les embruns salés de l’océan gorgeaient l’air d’une tendre odeur iodée.
Le soleil se reflétait au milieu de l’eau calme. Magnifique, éblouissant, comme à son habitude. Sa langue de feu caressait le sable. Ses rayons soulignaient chaque coin de ce chaud territoire.

Les pattes campées dans le sol brûlant, tout son être majestueux dressé face à l’immensité de la peinture mouvante devant lui, un loup noir observait la magnificence de l’Océan. Il semblait si infime à côté. Il n’était que futilité face à cette Dame à la parure douce et calme, aux crocs aiguisés et à la violence enfouie en son sein. Il était petit et innocent. Elle était… Magnifique. Sublime. Le vent caressait son eau salée. Son corps fourmillait de petites vaguelettes. Son corps à la grandeur démesurée, magnifiquement teinté.

Elle était belle.

Et lui, il la voyait pour la première fois. Il se sentait charmé par sa danse envoûtante. Il en devenait jaloux des poissons. Du soleil, qui la contemplait de son haut promontoire. Du vent, qui glissait sur ses vagues. Il ne pouvait détacher son regard de sa beauté. Il la contemplait fixement, sans bouger. Empli de béatitude. Il ne sentait pas ses pattes bouillir, plantées dans le sable. Il ne sentait pas sa gorge asséché par l’air. Il ne sentait pas cette chaleur omniprésente qui lui étouffait le poil.

Rien d’autre ne comptait que cette déesse qui se dressait devant lui. Elle avait l’air si tranquille. Mais il savait, il sentait que son sein cachait une force terrible. Mais elle était magnifique.

Yingzi n’avait jamais vu la mer. Il en avait pourtant entendu, des récits contant sa personnalité. Les vieux loups avaient souvent énormément de choses à raconter sur son sujet. Mais la voir en personne, la contempler, c’était… Unique. L’horizon n’était qu’une infime ligne séparant ciel et terre, que l’on discernait à peine. On ne voyait ni où elle commençait, ni où elle s’arrêtait. Il n’aurait jamais pu imaginer une telle merveille, même dans ses rêves les plus fous.

Ses yeux observaient chacun des remous, son nez reniflait le parfum salé. Quelques instants auparavant, il était encore en colère. Il pestait encore de sa situation. Mais tout s’était envolé, face à elle. Elle s’était étendue, au loin, lorsqu’il était sorti des souterrains. Il s’en était approché, au fur et à mesure que grandissait sa curiosité, qu’enflait sa colère. Puis, lorsqu’il avait pu contempler son corps qui s’étendait à perte de vue, tout autre sentiment avait été soufflé. Comme on souffle des bougies. Restait toutefois en lui cette dualité, ce résidu colérique et cet émerveillement qui attendaient le moment opportun pour s’affronter. Pour s’avoir lequel des deux allaient l’emporter. Toutefois, en cet instant, l’émerveillement se faisait terriblement grand.

Le loup noir fit quelques pas sur le sol. Ses pattes se relevaient rapidement au contact de la chaleur de celui-ci. Ça aussi, c’était étrange. Il avait l’impression d’être sur un soleil de terre. Curieuse sensation !

Il arriva au bord de l’eau. Les vagues léchaient ses pattes. C’était agréable. Leur fraicheur apaisait ses coussinets. Baissant le museau, il inspira de plus près cette odeur d’iode si entêtante. Sa langue jaillit de sa gueule pour laper l’eau. Il cracha et toussa immédiatement, surpris par ce goût bien étrange, reculant instinctivement. Haussant les sourcils, il s’approcha à nouveau, trempa une seconde fois sa langue, sachant cette fois à quoi s’attendre. Il grimaça en sentant le goût du sel envahir sa gueule. Puis il rit, surprit de cette découverte, amusé.

Il était redevenu un louveteau curieux et avide de découvrir le monde.

Le loup noir regardait avec curiosité l’écume lécher le sol entre ses pattes. Une patte en l’air, il s’amusait à effleurer l’eau mousseuse qui baignait ses coussinets par saccade. Il avait occulté son environnement ; prit dans son jeu, toute notion de prudence disparaissait sous des sourires amusés.

Une voix étrangère le ramena rapidement sur terre. Oubliant son jeu, il fit volte-face et gonfla son poil, prêt à toute éventualité. Après tout, n’était-il pas en territoire étranger ? Il pouvait se faire chasser à tout moment. Ses pattes ne devraient pas fouler cet endroit, il l’avait senti. Mais le loup qui l’avait interpellé semblait tout, sauf menaçant. Il était même étonnement joyeux. Cela changeait des deux cinglés que Yingzi avait rencontrés sur cette île, pour l’instant.

Enfin quelqu’un de normal ?

Il se détendit, restant toutefois sur ses gardes. « Bonjour », répondit-il poliment à l’inconnu. Il l’observa plus attentivement. Celui-ci avait une fourrure fine – bien plus légère que lui, ce qui devait être sacrément avantageux pour vivre ici –, aux teintes nuancées de gris et de brun. Il ne semblait pas particulièrement fort, ce qui rassura le loup noir. Il arborait un air simple, joyeux. Il semblait content d’être ici. Et de sa gueule dépassaient de multiples herbes. Un loup végétarien ? Il n’allait quand même pas manger tout ça ? Tous les loups mâchaient parfois quelques bruns, mais pas une telle quantité… En tout cas, il n’avait pas la tête du loup qui allait vous sauter dessus pour vous chasser de son territoire !

A vrai dire, Yingzi n’aurait pas réellement pu décrire l’odeur de ce loup et dire s’il faisait partie ou non de la meute dont cette région était la propriété. L’odeur du sel marin emplissait son museau, et aucune autre effluve ne traversait cette barrière des sens. Peut-être était-ce la même chose pour l’étranger ? Dans le doute, il valait mieux éviter de se trahir. Yingzi resta donc silencieux, laissant l’inconnu parler. Il se contenta de faire quelques pas de côté pour que ses quatre pattes soient baignées par les vaguelettes. Le sable ici était trop chaud pour lui et ses coussinets habitués à la terre fraîche. Sa fourrure était trop fournie pour qu’il se sente à l’aise ; Sa mue de printemps avait tardé et il crevait de chaud sous tous ces poils morts. Mais la mer était fraîche et il appréciait ce contact humide et froid lorsque son écume venait langoureusement lécher ses pattes.

Yingzi ne put s’empêcher de reculer instinctivement de quelques pas lorsque s’approcha l’inconnu. Ce n’était nullement parce qu’il était effrayé ou inquiet. Non, c’était pour une toute autre raison. Quelque part dans son cœur pesait encore le poids de la trahison, ce poids épineux et douloureux qui avait fait de lui un loup solitaire qui ne souhaitait plus le contact des autres. Il avait donc envie de conserver une certaine distance.

Puis, il restait toujours sur ses gardes, malgré l’air un peu simplet de cet inconnu.

On n’est jamais trop prudent.

En tout cas, l’autre semblait très content de lui parler. Il agitait la queue avec joie, comme ne l’avait jamais vu le loup noir de la part d’un inconnu qu’il rencontrait pour la première fois. Il lui semblait impossible de feindre être aussi bienheureux.

« Enchanté Asher, lui répondit-il sincèrement, bien heureux de parler à quelqu’un de "normal" - entendez par là qui ne traîne pas dans des affaires louches. Je suis Yingzi, et… »

Il marqua un bref temps d’hésitation, réfléchissant à l’intérêt de mentir sur ce point, puis avoua :

« Oui, je suis nouvellement arrivé ici. »

Il soupira à cette idée. Il n’aimait pas savoir qu’il était coincé ici, peut-être pour toujours. Mais ce qui était plus détestable, c’est qu’il n’avait aucun moyen de fuir le marché conclu avec un certain renégat qu’il se plaisait à maudire dans ses pensées. Il sentait sa colère se réveiller à ces pensées. Il s’efforça de la réfréner et, faisant quelques pas dans l’eau, tourna la tête vers la mer, vers cette merveille, cette force de la nature. Il inspira ses embruns. Cela l’apaisa quelque peu, l’émerveillement reprenant le pas sur ses sentiments négatifs.

Il se retourna vers Asher, haussant un sourcil à sa dernière question. S’il savait guérir ? Etrange question. Ceci dit, peut-être cela pouvait-il expliquer toutes ces herbes qu’il avait dans sa gueule. Peut-être n’était-il pas un ruminant, finalement. Enfin, s’il aimait réellement manger de l’herbe, il faisait ce qu’il voulait… Mais cela interpellait quand même Yingzi, qui osa lui poser la question. Il revint sur ses pas qui l’avaient quelque peu éloigné, appréciant le « plouf ! » que produisaient ses pattes dans l’eau, le clapotis des vagues qui rencontraient des coussinets et des griffes sur leur route.

« Guérir ? Non, pas du tout. C’est pour ça, toutes ces herbes ? Lui demanda-t-il. »

Yingzi regardait avec étonnement le loup, devant lui, qui répétait son nom en insistant sur la dernière syllabe. Il n’était peut-être pas si normal que ça, finalement ? En tout cas, il n’avait vraiment pas l’air farouche ! On aurait cru un louveteau tout joyeux. Yingzi pouvait se détendre un peu face à cet énergumène qui avait certes l’air bizarre, mais pas méchant.

Il l’écouta avec attention évoquer une guérisseuse, une certaine Luan, qui était une solitaire selon lui. Bien étrange ça, une guérisseuse solitaire ! Yingzi n’avait jamais entendu parler d’une telle… « Fonction ». Ceci dit, cela s’expliquait aisément en raison de ce lieu inhabituel. Puisqu’ils étaient tous coincés sur une île, cette Luan devait être sûre d’avoir une clientèle régulière, ne serait-ce que parmi les loups qui étaient solitaires comme lui. En tout cas, Yingzi s’efforça de noter le nom de cette louve… On ne sait jamais, il pourrait avoir besoin de ses services un jour peut-être. Avec son nom, il serait plus facile de la trouver.

Il ne put s’empêcher de sentir ses babines s’étirer tandis qu’Asher parlait de sa récompense en échange de son aide, « un bisou ». Heureux sont les simples d’esprit ! Malgré tout, sa bonne humeur était communicative et même le plus dur des cœurs se réchaufferait en voyant ce loup si heureux à l’idée d’un bisou. Il ne le savait sans doute pas, mais il était le premier à faire naître une ébauche de sourire – le genre de sourire franc et simple, qui vient du cœur – chez le loup noir depuis bien longtemps.

« Et où se trouve-t-elle, cette Luan ? » Demanda Yingzi, qui estimait que connaître l’endroit où exerçait cette guérisseuse solitaire pourrait être très utile.

Puis il écouta Asher poursuivre : « T'es tout nouveau alors, tu vas venir sur Annalee avec nous ? Moi j'étais là avant quand y avait Moon mais elle est partie et maintenant c'est Plio qui est la chef mais faut faire attention elle est contagieuse Plio ! ». Yingzi haussa un sourcil… Il ne comprenait pas vraiment ce qu’il racontait ! Son récit était décousu et sans queue ni tête pour un néophyte. Bon, faisons le tri… Annalee devait être le nom de ce territoire. Plio, la chef, ce devait être l’Alpha actuel. Moon devait être… Un ancien membre, même l’ancien Alpha s’il comprenait bien. Mais, qu’était-ce que cette histoire de contagion ? Il y avait des maladies ici ? De quoi inquiéter le loup noir. Des maladies sur une île d’où s’enfuir était impossible, c’était dangereusement effrayant. Inquiet, il ne put donc s’empêcher de poser la question :

« Pourquoi, contagieuse ? Est-elle malade ? »

Décidément, il était bien étrange, ce loup. L’air sérieux qu’il prit d’un coup était tellement soudain, et tellement opposé à son air un peu simplet qu’il arborait depuis le début de la conversation ! Il devait vraiment y tenir, à cette Luan.

Yingzi hocha la tête à ses dires et mémorisa précieusement les informations que lui avait donné Asher concernant les endroits où trouver la guérisseuse. Mais il ne connaissait pas encore Sarkan et, s’il pouvait se douter de ce qu’était La Nerezza – certainement cet endroit souterrain dans lequel il s’était réveillé – il ne connaissait pas ce territoire dénommé Neona. Peut-être l’île qu’il apercevait là-bas, au loin ? De toute façon, maintenant qu’il était coincé ici, il aurait tout son temps pour découvrir le moindre recoin de cette île. Toute sa vie.

Asher continuait de parler de manière un peu décousue concernant la contagion de celle qu’il nommait Plio. Une maladie qui fait exploser le ventre ? Rien qu’à cette idée, le loup noir sentit les poils de son dos se hérisser et un frisson le parcourir de part en part. Mais il suffisait de ne pas parler une journée pour être tiré d’affaire ? Bizarre, comme maladie. Ou alors, c’était Yingzi qui comprenait de travers. En tout cas, cette Plio devait bien avoir survécu au problème puisqu’Asher proposa même d’aller la voir, en confirmant ses doutes quant au statut d’Alpha de celle-ci. Toutefois, le loup noir n’avait aucune envie de rencontrer une troupe de malades au ventre qui explose. Et s’il était lui-même contaminé ? Peut-être devrait-il éviter cet endroit un moment, en fait.

« Non merci, mais c’est sympathique de proposer. »

Et puis, il refusait de vivre de nouveau en groupe, c’était hors de question. Sa solitude lui plaisait très bien. Jamais il ne retournerait s’enfermer dans le carcan d’une meute. Il n’hésita donc pas à décliner la proposition d’Asher.

Il se tourna vers la mer, qui le fascinait toujours autant. Il apercevait, là-bas au loin, une île qui l’intriguait. Un haut promontoire, certainement une falaise, se dessinait dans le ciel d’azur. Peut-être que, de là-bas, il pourrait observer les environs ? En tout cas, cette île l’intriguait.

« J’aimerais aller là-bas, sur cet îlot, ajouta-t-il à l’intention du loup gris-brun. Peut-être nous reverrons-nous plus tard. »

Ce serait inévitable. A mois que cette île ne soit très étendue. Il jeta un dernier regard à Asher, puis murmura, dans un sourire « Va donc chercher ton bisou, et transmet le bonjour à cette Luan ».

Qu’une guérisseuse solitaire entende son nom avant toute rencontre ne pouvait qu’être bénéfique. Il hocha la tête, saluant Asher, puis se tourna vers la mer. Il entra davantage dans l’eau, savourant le contact froid et humide des vagues qui allaient et venaient dans une multitude de remous. Puis il fit demi-tour et marcha le long de la plage, l’eau lui montant au niveau des genoux. S’il resta sérieux pendant un moment, il finit par ne plus pouvoir s’empêcher de jouer à nouveau avec cette eau salée au goût si bizarre, au fond sableux, aux vagues bruyantes qui ramenaient d’étranges algues des profondeurs sous-marines.