L'île mystérieuse

Moïra, louve arctique de quatre ans, n'ouvrit pas les yeux lorsqu'elle se réveilla. Elle n'avait pas envie de le faire. Elle voulait rester dans cet été de semi-inconscience qu'était le sommeil, là où tous les soucis disparaissaient. Elle était seule. Complètement seule. Ses petits étaient morts, elle avait échoué à les protéger et à les élever. Son loup aussi était parti, emporté par l'une de ces créatures immondes qu'étaient les "êtres humains", animaux qui se tenaient sur deux pattes et pouvaient tuer à distance. Sa meute d'origine était très loin de là, elle l'avait quittée une bonne année auparavant. Même si elle y retournait, elle n'y trouverait pas sa place, d'autant que les raisons pour lesquelles elle était partie étaient toujours valables. Louve arctique, elle n'aimait pas les froids polaires à cause d'une fourrure anormalement légère. Bien sûr, elle craignait relativement le froid: les températures négatives lui convenaient bien tant qu'elle n'étaient pas excessives. Cependant, le territoire de sa meute dépassait ses limites de tolérance pendant une bonne partie de l'hiver. Donc elle était partie. Et elle ne pouvait y revenir, cela aurait été vraiment inutile.

Alors, où pouvait-elle aller? Nulle part. De plus, elle n'était pas solitaire par nature, elle préférait de loin vivre en meute. Elle ne s'imaginait pas rester seule.

Soudain, l'esprit de la louve blanche finit par réaliser que les températures étaient bien plus élevées qu'elles ne l'auraient dû. Au lieu d'être proches du seuil de formation de la glace, elles devaient bien dépasser les dix degrés... Comment était-il possible que le climat se fût modifié aussi brutalement? Intriguée, Moïra finit par ouvrir les yeux. Et découvrir un paysage complètement différent de celui qu'elle s'attendait à voir. Elle n'était pas dans l'une des forêts enneigées du Canada, mais dans un sous-bois aux arbres espacés, laissant largement passer la lumière du soleil. Enfin, presque, car une légère brume flottait près du sol et s'enroulait autour des arbres. Ce qui était quelque peu étrange car Moïra ne sentait absolument aucun cours d'eau dans les environs immédiats.

La dominante se redressa et dressa ses oreilles, à l'affût. Mais que s'était-il donc passé? Où était-elle? La bizarrerie de sa situation faisait oublier à la mère endeuillée son chagrin.

Moïra vit une louve sortir d'une cachette où elle s'était réfugiée. Cela surprit la nouvelle venue. Elle ne possédait pas une carrure ou un aura si menaçantes qu'une parfaite inconnue puisse en être suffisamment effrayée pour se cacher! Il était plus logique de penser que l'inconnue avait peur de quelque chose et qu'elle l'avait confondue elle, Moïra, avec ce quelque chose.

Ce qui, soit dit en passant, n'était pas franchement de bon augure quand à l'hospitalité de cet étrange territoire.

« Bonjour... Je viens du nord. Et c'est quoi Annalee? Jamais entendu parler. » répondit la louve arctique.

Elle ne jugea pas utile de préciser qu'elle venait du nord du Canada, incapable de réaliser qu'elle ne se trouvait plus au Canada, même si les lieux étaient très différents de ce à quoi elle s'attendait.

Le sourire amical de l'inconnue ne suffit pas à apaiser sa méfiance, et elle se tenait très droite face à la louve à fourrure marron, statuant clairement qu'elle n'avait pas l'intention de baisser sa garde. Elle était prête à tout, mal à l'aise de se retrouver dans un endroit inconnu mais résolue à ne pas se laisser aller. Sa peine issue de la mort de sa famille était toujours présente, mais le danger qu'elle avait l'impression de sentir flotter dans l'air la reléguait au second rang de ses préoccupations.

L'autre louve restant assise, Moïra se détendit quelque peu. Dans cette position, l'inconnue ne pourrait pas l'attaquer facilement. La louve arctique n'aurait en effet guère de difficulté à esquiver et à contre-attaquer. Mais elle peinait à croire ce que racontait l'autre louve. Une île sur laquelle se réunissaient, à cause une force mystérieuse, des loups dotés de talents d'élite? C'était de la folie...

« Mais... je n'ai aucun talent spécial! » protesta la louve blanche.

Puis une idée angoissante traversa son esprit:

« Attends, tu as dit que tous les loups vivant ici ont vécu la même chose? Donc on ne peut pas avoir de petits? »

Malgré la perte récente qu'elle avait enduré, Moïra souhaitait, un jour, fonder une famille. Cela lui serait-il désormais impossible? Aurait-elle vraiment gâché toutes ses chances avec la mort de ses deux premiers louveteaux?

Moïra regarda l'autre louve d'un air complètement sidéré lorqu'elle lui tendit une fleur. Mais qu'est-ce qu'elle voulait qu'elle en fasse? La manger? La louve arctique était complètement perdue. Les loups n'avaient aucun rapport de quelque nature que ce soit avec les fleurs!

« Euh... qu'est-ce que je suis sensée faire de cette fleur? » demanda la louve, perplexe.

Moïra n'était pas tellement convaincue qu'elle avait un talent spécial mais, bon, si l'autre louve plus expérimentée qu'elle sur le sujet l'affirmait... c'était sans doute vrai. La louve arctique se demanda quel pouvait bien être son talent, à elle.

« La gentillesse? Je doute que ce soit mon cas. Est-ce que tu connais les autres talents possibles? »

En tout cas, il était rassurant de savoir que donner naissance était possible sur ce monde de... Sarkan. Parce que prendre un nouveau départ la séduisait, mais si elle devait se priver de descendance pour cela, elle n'était pas sûre que cela en vaille la peine.

Moïra se tendit lorsque l'autre louve passa derrière elle. Avoir quelqu'un dans son dos ne lui plaisait pas du tout. Mais alors, vraiment pas du tout. Cependant, la louve d'Annalee lui semblait de moins en moins potentiellement dangereuse à mesure que le temps passait, comme si Moïra ne pouvait s'empêcher de lui accorder sa confiance. Alors qu'elles venaient juste de se rencontrer et que la louve arctique était d'un naturel méfiant... peut-être était-ce l'effet de ce talent "Gentillesse"? En tout cas, la louve du Canada laissa Plio mettre la fleur derrière son oreille, bien que cette décoration la fasse se sentir assez ridicule.

La louve à fourrure blanche écouta attentivement les paroles de Plio. Il y avait donc beaucoup de talents possibles, et très variés. Malgré tout, elle ne parvenait pas à discerner quel pouvait bien être le sien... elle n'était pas particulièrement rapide, ni belle, et si son endurance était très bonne elle avait déjà rencontré nombre de loups qui l'étaient plus qu'elle. Si ce n'était pas le physique, peut-être cela concernait-il l'esprit? Mais dans quel domaine? Que c'était frustrant!

« Eh bien, merci... pour la fleur, et pour les informations. »

La louve arctique réfléchit un instant, puis ajouta:

« Tu parles de prison parce qu'il s'agit d'une île et qu'on ne peut pas en partir? Cela ne me dérange pas vraiment, je n'ai rien à retrouver de toute façon. »

Moïra hésita quelque peu puis se dit que l'autre louve ne se formaliserait sans doute pas de sa question, même si elle n'y répondrait pas nécessairement.

« Si ce n'est pas indiscret, peux-tu me dire en quoi Sarkan t'as sauvée? »

La louve arctique n'était pas vraiment du genre à entretenir un quelconque intérêt envers une personne ne faisant pas partie de sa meute, mais... déjà, elle n'avait plus de meute, et de plus Plio lui paraissait vraiment sympathique. Et la désorientation due à son transfert sur Sarkan générait encore suffisamment de confusion dans son esprit pour qu'elle adopte un comportement inhabituel.

Moïra voulait bien croire que les fleurs avaient quelque chose que n'avaient pas les loups... quelque chose de végétal, quoi. La louve arctique ne comprenait pas que l'on puisse trouver un intérêt particulier aux fleurs, mais comme ce ne pouvait pas être nuisible à une meute, que quelqu'un s'intéresse aux fleurs ne la dérangeait pas du tout. Autant simplement accepter cette particularité.

« Je vais aller dans la meute d'Iselwyn, je pense. A vrai dire ma fourrure est plutôt peu fournie pour une louve arctique, alors je n'aime pas trop les températures très basses. Peux-tu m'en dire plus sur cette meute? » demanda Moïra.

Il était probablement plus judicieux de savoir comment cette meute fonctionnait avant d'essayer de l'intégrer. Par exemple, qui était l'Alpha, et quel était son caractère. De plus, Moïra espérait qu'elle pourrait suffisamment s'entendre avec lui - ou elle - pour obtenir un poste tel que celui de Bêta ou de Gamma, car elle aimait avoir des responsabilités. Ou plutôt, elle ne pouvait supporter de ne pas avoir l'autorité nécessaire pour remettre des loups ne remplissant pas leurs devoirs à leur place.

Boisé et moins chaud. Eh bien, les deux lui convenaient. Moïra ne pouvait espérer s'adapter à un territoire où il faisait déjà si chaud à cette époque de l'année. En même temps, est-ce qu'Iselwyn était assez froide? Moins chaud, ça ne voulait pas dire que ce serait suffisamment moins chaud.

« Et quel est le climat sur Kohinoor? » demanda la louve arctique.

Les deux louves s'approchaient de plus en plus du nord. Moïra sentait l'air se rafraîchir, ce qui lui faisait du bien. La louve pointa ses oreilles vers l'avant, museau au vent, car elle percevait déjà les effluves d'un territoire inconnu. Sûrement Iselwyn. La louve blanche se demanda si Plio allait l'accompagner jusqu'à la frontière seulement, ou la traverser. Elle-même se serait certainement contentée d'accompagner l'intrus à la limite du territoire de sa meute, mais elle avait dans l'idée que Plio était plus du genre à s'assurer que le nouveau venu n'avait pas de problèmes.

Moïra tourna la tête en direction de la montagne indiquée par la louve du sud. La louve arctique avait davantage l'habitude des forêts enneigées que des zones montagneuses... puis la suite des paroles de Plio acheva de la décider. Un endroit où les températures étaient négatives même en été? En hiver, elle ne pourrait qu'avoir froid... il était donc préférable qu'elle aille dans la meute d'Iselwyn.

« Non, Kohinoor est très certainement trop froid pour moi aussi. Je suis peut-être une louve arctique mais ma fourrure est plutôt légère - enfin, pour ma race. »

La louve qui avait si bien accueilli Moïra sur Sarkan devait s'en douter, mais autant l'énoncer à voix haute.

« Je vais devenir une louve d'Iselwyn. » affirma-t-elle, sûre d'elle.

Du moins, elle l'affirma avec plus de certitude qu'elle n'en ressentait. Après tout il était toujours possible que l'Alpha d'Iselwyn la rejette.

« Je... suppose qu'on ne se verra pas souvent, » reprit maladroitement Moïra. « Existe-t-il des territoires neutres où l'ont pourra se retrouver? »

La frontière d'Iselwyn était vraiment toute proche désormais. Peut-être était-il préférable que la louve arctique s'y rende seule, après tout Plio ne pourrait être considérée que comme une intruse sur ce territoire. Moïra ne voulait pas lui causer d'ennuis, et en même temps éprouvait une certaine réluctance à quitter l'am... la louve qui avait fait preuve de tant de gentillesse pour elle. Et non, sa langue n'avait pas fourché! C'est juste une hallucination! Si, si!